La lutte entre la latinité et le germanisme appartient à la pathologie, car notre langue est essentiellement latine. De cette lutte
regarder est
un témoin des plus dignes d'être entendu. Les mots latins qui signifient porter l'oeil sur, n'avaient point trouvé accueil ;
respeitre, de
respicere, ne s'était pas formé, et
respectus avait fourni
respict, avec un tout autre sens ;
aspicere aurait pu donner
aspeitre et ne l'avait pas donné. Dans cette défaite de la latinité, le germanisme offrit
ses ressources ; il fallait, il est vrai, détourner les sens ; mais l'usage, on le sait, est habile à pratiquer ces opérations. Le haut allemand a un verbe,
warten,
qui est entré dans le français sous la forme de
garder. Outre ce sens,
warten signifie aussi faire attention, prendre garde ;
et c'est là l'acception qui s'est prêtée à devenir celle de jeter l'oeil sur. Non pas que la langue ait pris
garder purement et simplement ;
elle le pourvut d'un préfixe ; et, ainsi armé,
garder s'employa pour exprimer certaines directions de la vue. Ce préfixe est double,
es
ou
re, qui sont également anciens. L'ancienne langue disait
esgarder, qui est tombé en désuétude, mais non
le substantif
esgard (
égard) ; elle disait aussi
regarder, qui est notre mot actuel, avec son
substantif
regard.
Égard et
regard, outre leur acception quant à la vue, ont aussi celle de
soin, d'attention, qui appartient au radical
warten, et qui est la primitive. Ils sont à mettre parmi les exemples où l'on passe d'un sens moral à
un sens physique. Cela est plus rare que l'inverse.