C'est une dure épreuve à surmonter que la disparition d'un maître respecté, d'un ami très cher auquel on était lié par trente années de travail quotidien commun, par une communion de pensée qui, bien au-delà du domaine scientifique, s'étendait à toute la conception de la vie et à la discipline de pensée. Mais sans doute est-ce en évoquant tout ce que l'on regrette que l'on trouve les consolations les plus valables et les meilleurs encouragements pour poursuivre la voie tracée.
La vie scientifique de Léopold Nègre a tout entière appartenu à l'Institut Pasteur [1]. Il fit ses études [2] au lycée de Montpellier, puis à Saint-Louis à Paris où, tout en préparant son entrée à l'Institut national agronomique, il eut pour condisciple et ami le docteur Aublant. Sans doute auraient-ils été bien étonnés de savoir que des carrières fort différentes devaient les ramener à un point commun.
Chez son oncle, préfet du Nord [3], il avait fait la connaissance de Calmette. Il avait retiré de ces rencontres une impression profonde, ainsi que de la visite du splendide Institut que Calmette venait de créer à Lille. Mazé et Staub, tous deux sortis de l'Institut agronomique, avaient été amenés par Duclaux à entrer à l'institut Pasteur. Nègre suivit leur exemple, il entra en 1903 au laboratoire de Borrel [4] et assista aux cours dont Roux, par son enthousiasme lucide et ses brillants talents d'exposition, devait faire un centre inégalé d'enseignement.
À ce moment, l'Institut avait quinze ans, Pasteur était mort huit ans plus tôt et Madame Pasteur vivait encore.
Duclaux, Metchnikoff, Chamberland, Laveran, Veillon, Maurice Nicolle, Mesnil, Delezenne devaient tous, avec leur originalité propre, contribuer à la formation scientifique de Léopold Nègre.
Mais celle-ci fut surtout influencée par ses deux premiers maîtres directs, Binot et Borrel, qui avaient respectivement pour préparateurs Legroux et Sergent, Pinoy et Burnet. Nègre devint à son tour préparateur de Borrel avec Magrou et Masson. Borrel, avec une apparence réservée et une façon de travailler très personnelle et solitaire, cachait une extrême sensibilité. Nègre aimait à évoquer cette époque où son maître, que Roux surnommait affectueusement — en citant Voltaire — « ce petit homme tout parfumé de girofle », vivait au milieu de ses colorants et de ses coupes. Il en retrouvait instantanément sans repérage et sans étiquette chaque point intéressant, passait des soirées entières au microscope et bondissait avec celui-ci chez Metchnikoff pour lui montrer ce qu'il avait découvert.
Borrel travaillait surtout à ses techniques de surcoloration des virus, persuadé qu'il était que le cancer était d'origine virale avec souvent un parasite comme agent d'infection. Nègre, ainsi amené à s'occuper du cancer, créa un élevage de souris pour l'étude de l'adénocarcinome et fit des greffes. Parfois il y avait des échecs. Il put alors montrer le rôle prédisposant de la spirillose de la souris et il a étudié ensuite l'influence du régime salin. C'est ainsi qu'il découvrit le rôle activant des sels de potassium sur l'évolution des tumeurs. Ce travail fit l'objet de sa thèse de doctorat en médecine. En même temps il participait aux autres recherches du laboratoire, sur le bacille tuberculeux, sur la mélitococcie, sur la péripneumonie et sur la lymphangite épizootique. Pour cette dernière maladie il put, avec Bridré, montrer que l'agent infectieux, le cryptocoque de Rivolta, était une mycose.
Mais, en 1909, avait été décidé la création d'un Institut Pasteur en Algérie. Nègre attiré par l'Afrique, où il voit la possibilité d'étendre considérablement son champ de recherches, reçoit les encouragements de Sergent et de Calmette. Ce dernier lui offre de faire un stage de quelques mois à Lille. C'est là que devait se sceller une amitié dont ni les ans ni les séparations ne devaient rompre la solidité celle avec Noël Bernard.
En 1910, il part à Alger et, par un hasard tout à fait fortuit, il échappe à la catastrophe du Général Chanzy, sur lequel il devait s'embarquer et dont le naufrage ne laissa qu'un seul survivant. [5]
À Alger, il retrouve, outre son ami Sergent, Donatien, Parrot, Murrat, Foley, Musso, Bequet et peu après Boquet avec qui commença une longue et féconde collaboration. Avec lui, il réussit à obtenir la culture du cryptocoque de Rivolta et à préparer un vaccin. Chargé du service des analyses microbiennes, il est amené à faire de nombreuses recherches sur les salmonelloses, la fièvre ondulante, le typhus, le trachome, la lèpre, la peste. En 1911, éclata, en Afrique du Nord, une épidémie dont il put déterminer la nature : c'était le choléra. Une étude des bacilles thermophiles du Sahara devient, en 1918, son sujet de thèse de doctorat ès sciences naturelles. Mais entre temps, la guerre avait imprimé aux activités de l'Institut une orientation plus immédiatement utilitaire : Nègre, chargé des analyses de l'hôpital militaire Maillot, eut, en outre, à préparer les vaccins antityphoïdiques et anticholériques nécessaires pour l'Afrique du Nord et pour le corps expéditionnaire de Salonique.
En 1918, il retourne à Paris pour continuer avec Boquet ses recherches sur la lymphangite épizootique, mais à ce moment, Calmette, revenu comme sous-directeur après les années d'occupation passées à Lille, crée une équipe de chercheurs pour étudier la tuberculose. Nègre y entre ainsi que Boquet, Coulaud, Limousin, Valtis.
L'étude de la déviation du complément dans cette maladie devait l'amener, avec Boquet, à l'étude des extraits des bacilles tuberculeux. L'antigène méthylique fut mis au point par eux au cours de recherches qui devaient fortement altérer leur état de santé, car le risque d'intoxication par la manipulation des bacilles et de leurs extraits était alors imparfaitement connu. Cet antigène, transféré en solution aqueuse. se révéla être un agent de traitement très intéressant., susceptible d'augmenter considérablement les anticorps de défense et son usage dans les tuberculoses externes et chirurgicales devait se généraliser et donner les plus heureux résultats, De très nombreux travaux lui furent consacrés.
Des publications récentes ont montré que, malgré l'apparition des antibiotiques, l'antigène méthylique a toujours un rôle considérable à jouer, d'autant plus qu'il est un adjuvant remarquable de ces traitements ainsi que de la vaccination par le BCG.
En même temps, Nègre poursuit l'étude expérimentale du BCG dont l'utilisation chez l'homme allait commencer après le premier essai fait en 1921 par Weill-Hallé et Turpin. Aidé par Valtis, il fut chargé de la préparation du vaccin jusqu'en 1928, date à laquelle Guérin, rappelé de Lille, lui succéda dans cette lourde responsabilité. Que cette responsabilité fût lourde, l'accident de Lübeck le montra bien. Ceux qui ont vécu cette époque ne peuvent oublier les longs mois de soucis, aggravés par les pires accusations de la presse étrangère qui s'écoulèrent jusqu'à ce que l'on sût l'entière vérité. Quelle foi a-t-il fallu à Calmette et à ses collaborateurs pour surmonter cette épreuve. Le choc moral fut cependant tel que Calmette en vit sa santé compromise et le 29 octobre 1933, il précédait de quelques jours son maître Roux dans la tombe.
Cependant, il avait eu la grande joie de voir s'édifier et commencer à fonctionner le magnifique laboratoire qu'il avait conçu, tout entier consacré aux recherches sur la tuberculose. Outre Nègre, Boquet et Guérin, il y avait groupé Machebœuf, Valtis, Bablet, Coulaud, Saenz, Morax, von Deinse, auxquels s'étaient joints des chercheurs plus jeunes : Noury, Costil, Bonnefoi, Pérez, Mlle Faure, Laporte, Bretey, ainsi que de nombreux chercheurs étrangers. Parmi ceux-ci, Frappier, Rosenthal, de Sanctis, Monaldi, Birkhaug, Beerens, travaillèrent plus spécialement sous la direction de Nègre. Tous devinrent et restèrent ses amis.
Ce fut un foyer d'intense production scientifique, dont il n'est ici possible que d'évoquer les grandes lignes.
Le sujet principal des recherches de son laboratoire était l'immunité antituberculeuse dont la partie expérimentale lui avait été confiée. Les divers aspects scientifiques en furent soigneusement étudiés et bien des points obscurs élucidés. Il en résultait également des perfectionnements décisifs dans les conditions d'emploi, telle la mise en pratique de la vaccination par scarification qui contribua tellement à l'extension de la prémunition. Le vaccin buccal à hautes doses fut l'objet de ses derniers travaux dont une conclusion importante sur le plan pratique fut que, par cette voie, une immunité solide n'est pas nécessairement liée à l'apparition de l'allergie.
Il put aussi montrer que la virulence est dans une large mesure liée à la composition chimique des bacilles. Il faut un temps assez long pour que la teneur en graisses et en cires atteigne le niveau normal. Aussi ne saurait-on s'étonner que des bacilles, placés dans des conditions de multiplication rapide — ce qui retarde cette sorte de mûrissement — aient des propriétés pathogènes très particulières. Ces recherches ont été à l'origine de la reprise de l'étude, sous un aspect nouveau, des recherches antérieures de Calmette et de ses collaborateurs sur les éléments filtrables. Ces auteurs avaient vu que des filtrats de produits tuberculeux pourraient, dans certaines conditions, produire des lésions de nature tuberculeuse bien que non évolutives, et connues sous le nom de tuberculose du type Calmette-Valtis. Or, aucun fait expérimental n'a apporté la preuve de l'existence des particules virales, au sens propre du terme. Les nouvelles recherches entreprises par Nègre ont montré que, du fait de leur composition chimique différente, certains éléments bacillaires, restés à un stade d'évolution incomplète, peuvent traverser les filtres et provoquer ces lésions particulières. Ces faits peuvent être reproduits à volonté, tant à partir de cultures qu'avec des produits pathologiques, en particulier avec ceux des formes rénales, hématogènes ou chirurgicales. Ainsi étaient expliqués des faits dont le mécanisme n'avait pu être élucidé de façon satisfaisante.
L'injection d'extraits acétoniques de bacilles virulents est un élément aggravateur de l'évolution et permet d'isoler des souches très particulières et possédant un pouvoir vaccinant élevé, non utilisable malheureusement pour la prémunition humaine.
Toutes ces constatations amenèrent Nègre à faire une étude approfondie du rôle joué par les corps gras dans l'organisme du sujet tuberculeux, ainsi que par leur injection expérimentale. Certains d'entre eux se montrèrent capables de réduire nettement la rapidité d'évolution de la maladie expérimentale.
Tel est, brièvement résumé, l'essentiel de l'œuvre de Léopold Nègre. Sa pensée scientifique était marquée d'un extraordinaire enthousiasme, qui a frappé tous ceux qui l'ont approché. Il osait aborder des problèmes difficiles et toujours il est arrivé à des solutions d'une grande originalité. Si, sur le plan de la science pure, il a ainsi acquis de profondes satisfactions, il a également eu la joie et la fierté de voir ses recherches aboutir à des moyens efficaces de guérir ou de protéger.
Honnête à l'extrême, il l'était dans ses expériences, dans sa façon de penser, dans tous ses rapports avec son prochain. Aussi a-t-il marqué d'une profonde empreinte tous ceux qui l'ont connu ou qui ont travaillé avec lui. Pour tous, il a été un conseiller efficace et désintéressé. Tous ont gardé de lui un souvenir reconnaissant.
À l'occasion de ses voyages à l'étranger, il était heureux de retrouver ses élèves. À plusieurs reprises, il s'est rendu au Canada, appelé par son grand ami Frappier, pour y donner un enseignement sur la tuberculose. Il l'a encouragé à édifier le bel Institut de microbiologie et d'hygiène de l'université de Montréal [6]. Le congrès du BCG qui s'est tenu à Paris en 1948 et dont il a été un des principaux organisateurs, lui a donné la joie de voir groupés autour de lui, à la maison mère du BCG, des amis tels que Heimbeck, de Assis, Wallgren, Sayé, Rosenthal, Aronson, Arena, Domingo, etc… qui tous ont tant fait dans leurs pays respectifs pour la propagation du BCG.
Si Nègre a pu si bien remplir sa destinée, il le doit pour une large part à la compagne dont les encouragements et le soutien ne lui ont jamais manqué et qui a su créer autour de lui l'atmosphère de calme, indispensable au savant. Grâce à elle, grâce aussi à ses profondes convictions religieuses, Nègre a vu se rapprocher avec sérénité le terme fatal, sans récrimination devant la souffrance, sans crainte devant la mort. Il ne reprochait à la maladie que de le séparer des siens, de l'empêcher d'aller à son laboratoire pour y travailler et de compliquer la tâche de ceux qui l'ont soigné avec dévouement.
Telle a été l'œuvre, telle a été la vie de notre maître. Que Madame Nègre et sa famille, dans leur affliction, sachent que pour tous ceux qui ont eu le privilège de partager l'amitié de Léopold Nègre, son souvenir restera un exemple fécond de travail, de probité et d'enthousiasme.
voir Institut Pasteur : biographie de Jean Bretey (1903-1989)
1- Voir le site de l'Institut Pasteur & les biographies des chercheurs : archives de l'Institut Pasteur
2- Lire les souvenirs de Léopold Nègre : mes études à Paris (1897-1905).
3- Sa tante, Jeanne Nègre, a épousé son cousin issu de germain Louis Vincent, préfet du Nord, à Lille, de 1899 à 1911.
4- Voir biographie : Wikipédia et Institut
Pasteur : Amédée Borrel (1867-1936) est originaire de Cazouls-lès-Béziers. Il est le témoin de mariage de Léopold Nègre en 1905.
Léopold Nègre rédige une notice biographique : « Le problème du cancer, un précurseur : Amédée Borrel » in La biologie médicale (1957).
5- Lire les souvenirs de Léopold Nègre : nos années d'Algérie (1911-1919).
6- L'Institut de microbiologie et d'hygiène de Montréal porte aujourd'hui le nom d'Institut Armand Frappier. Voir Wikipédia : Armand Frappier
Voir Musée Armand Frappier : biographie d'Armand Frappier.
Armand Frappier, son voyage à l'Institut Pasteur
→ Léopold Nègre : index des documents
→ photographies de Léopold Nègre
→ Léopold Nègre par Charles Gernez-Rieux (1962)
→ Regardez en haut, souvenirs de Léopold Nègre
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