par Ernest Renan
Il partit, en effet, suivi de ses disciples, pour revoir une dernière fois la ville incrédule. Les espérances de son entourage étaient de plus en plus exaltées. Tous croyaient, en montant à Jérusalem, que le royaume de Dieu allait s'y manifester [1]. L'impiété des hommes était à son comble, c'était un grand signe que la consommation était proche. La persuasion à cet égard était telle, que l'on se disputait déjà la préséance dans le royaume [2]. Ce fut, dit-on, le moment que Salomé choisit pour demander en faveur de ses fils les deux siéges à droite et à gauche du Fils de l'homme [3]. Le maître, au contraire, était obsédé de graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses ennemis un ressentiment sombre ; il racontait la parabole d'un homme noble, qui partit pour recueillir un royaume dans des pays éloignés ; mais à peine est-il parti que ses concitoyens ne veulent plus de lui. Le roi revient, ordonne d'amener devant lui ceux qui n'ont pas voulu qu'il règne sur eux, et les fait mettre tous à mort [4]. D'autres fois, il détruisait de front les illusions des disciples. Comme ils marchaient sur les routes pierreuses du nord de Jérusalem, Jésus pensif devançait le groupe de ses compagnons. Tous le regardaient en silence, éprouvant un sentiment de crainte et n'osant l'interroger. Déjà, à diverses reprises, il leur avait parlé de ses souffrances futures, et ils l'avaient écouté à contre-cœur [5]. Jésus prit enfin la parole, et, ne leur cachant plus ses pressentiments, il les entretint de sa fin prochaine [6]. Ce fut une grande tristesse dans toute l'assistance. Les disciples s'attendaient à voir apparaître bientôt le signe dans les nues. Le cri inaugural du royaume de Dieu : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur [7], » retentissait déjà dans la troupe en accents joyeux. Cette sanglante perspective les troubla. À chaque pas de la route fatale, le royaume de Dieu s'approchait ou s'éloignait dans le mirage de leurs rêves. Pour lui, il se confirmait dans la pensée qu'il allait mourir, mais que sa mort sauverait le monde [8]. Le malentendu entre lui et ses disciples devenait à chaque instant plus profond.
L'usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours avant la Pâque, afin de s'y préparer. Jésus arriva après les autres, et un moment ses ennemis se crurent frustrés de l'espoir qu'ils avaient eu de le saisir [9]. Le sixième jour avant la fête (samedi, 8 de nisan = 28 mars [10]), il atteignit enfin Béthanie. Il descendit, selon son habitude, dans la maison de Marthe et Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fit un grand accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux [11] un dîner où se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le désir de voir le nouveau prophète, et aussi, dit-on, de voir ce Lazare, dont on racontait tant de choses depuis quelques jours. Simon le Lépreux, assis à table, passait déjà peut-être aux yeux de plusieurs pour le prétendu ressuscité, et attirait les regards. Marthe servait, selon sa coutume [12]. Il semble qu'on cherchât, par un redoublement de respects extérieurs, à vaincre la froideur du public et à marquer fortement la haute dignité de l'hôte qu'on recevait. Marie, pour donner au festin un plus grand air de fête, entra pendant le dîner, portant un vase de parfum qu'elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle cassa ensuite le vase, selon un vieil usage qui consistait à briser la vaisselle dont on s'était servi pour traiter un étranger de distinction [13]. Enfin, poussant les témoignages de son culte à des excès jusque-là inconnus, elle se prosterna et essuya avec ses longs cheveux les pieds de son maître [14]. La maison fut remplie de la bonne odeur du parfum, à la grande joie de tous, excepté de l'avare Juda de Kerioth. Eu égard aux habitudes économes de la communauté, c'était là une vraie prodigalité. Le trésorier avide calcula tout de suite combien le parfum aurait pu être vendu et ce qu'il eût rapporté à la caisse des pauvres. Ce sentiment peu affectueux mécontenta Jésus : on semblait mettre quelque chose au-dessus de lui. Il aimait les honneurs, car les honneurs servaient à son but en établissant son titre de fils de David. Aussi, quand on lui parla de pauvres, il répondit assez vivement : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous ; mais, moi, vous ne m'aurez pas toujours. » Et, s'exaltant, il promit l'immortalité à la femme qui, en ce moment critique, lui donnait un gage d'amour [15].
Le lendemain (dimanche, 9 de nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem [16]. Quand, au détour de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il vit la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on, sur elle, et lui adressa un dernier appel [17]. Sur le penchant de la montagne, près du faubourg, habité surtout par les prêtres, qu'on appelait Bethphagé [18], Jésus eut encore un moment de satisfaction humaine [19]. Le bruit de son arrivée s'était répandu. Les Galiléens qui étaient venus à la fête en conçurent beaucoup de joie et lui préparèrent un petit triomphe. On lui amena une ânesse, suivie, selon l'usage, de son petit [20]. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. D'autres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui précédait et suivait, en portant des palmes, criait : « Hosanna au fils de David ! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Quelques personnes même lui donnaient le titre de roi d'Israël [21]. « Rabbi, fais-les taire, » lui dirent les pharisiens. — S'ils se taisent, les pierres crieront, » répondit Jésus, et il entra dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le connaissaient à peine, demandaient qui il était. « C'est Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée, » leur répondait-on. Jérusalem était une ville d'environ 50,000 âmes [22]. Un petit événement, comme l'entrée d'un étranger quelque peu célèbre, ou l'arrivée d'une bande de provinciaux, ou un mouvement du peuple aux avenues de la ville, ne pouvait manquer, dans les circonstances ordinaires, d'être vite ébruité. Mais, au temps des fêtes, la confusion était extrême [23]. Jérusalem, ces jours-là, appartenait aux étrangers. Aussi est-ce parmi ces derniers que l'émotion paraît avoir été la plus vive. Des prosélytes parlant grec, qui étaient venus à la fête, furent piqués de curiosité, et voulurent voir Jésus. Ils s'adressèrent à ses disciples [24] ; on ne sait pas bien ce qui résulta de cette entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il alla passer la nuit à son cher village de Béthanie [25]. Les trois jours suivants (lundi, mardi, mercredi), il descendit pareillement à Jérusalem ; après le coucher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit aux fermes de la côte occidentale du mont des Oliviers, où il avait beaucoup d'amis [26].
Une grande tristesse paraît, en ces dernières journées, avoir rempli l'âme, d'ordinaire si gaie et si sereine, de Jésus. Tous les récits sont d'accord pour lui prêter avant son arrestation un moment de trouble, une sorte d'agonie anticipée. Selon les uns, il se serait tout à coup écrié : « Mon âme est troublée. O Père, sauve-moi de cette heure [27] ! » On croyait qu'alors une voix du ciel se fit entendre ; d'autres disaient qu'un ange vint le consoler [28]. Selon une version très-répandue, le fait aurait eu lieu au jardin de Gethsémani. Jésus, disait-on, s'éloigna à un jet de pierre de ses disciples endormis, ne prenant avec lui que Céphas et les deux fils de Zébédée. Alors, il pria la face contre terre. Son âme fut triste jusqu'à la mort ; une angoisse terrible pesa sur lui ; mais la résignation à la volonté divine l'emporta [29]. Cette scène, par suite de l'art instinctif qui a présidé à la rédaction des synoptiques, et qui les fait souvent obéir dans l'agencement du récit à des raisons de convenance ou d'effet, a été placée à la dernière nuit de Jésus, et au moment de son arrestation. Si une telle version était la vraie, on ne comprendrait guère que Jean, qui aurait été le témoin intime d'un fait si émouvant, n'en eût point parlé à ses disciples, et que le rédacteur du quatrième Évangile n'eût pas relevé cet épisode dans le récit très-circonstancié qu'il fait de la soirée du jeudi [30]. Tout ce qu'il est permis de dire, c'est que, durant ses derniers jours, le poids énorme de la mission qu'il avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature humaine se réveilla un instant. Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La terreur, l'hésitation s'emparèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire que la mort. L'homme qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie fait toujours un retour triste sur lui-même, quand l'image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-être quelques-uns de ces touchants souvenirs que conservent les âmes les plus fortes, et qui à certaines heures les percent comme un glaive, lui vinrent-ils à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il aurait pu s'asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l'aimer ? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres ? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n'être pas resté un simple artisan de Nazareth ? On l'ignore. Car tous ces troubles intérieurs restèrent évidemment lettre close pour ses disciples. Ils n'y comprirent rien, et suppléèrent par de naïves conjectures à ce qu'il y avait d'obscur pour eux dans la grande âme de leur maître. Il est sûr, au moins, que son essence divine reprit bientôt le dessus. Il pouvait encore éviter la mort ; il ne le voulut pas. L'amour de son œuvre l'emporta. Il accepta de boire le calice jusqu'à la lie. Désormais, en effet, Jésus se retrouve tout entier et sans nuage. Les subtilités du polémiste, la crédulité du thaumaturge et de l'exorciste sont oubliées. Il ne reste que le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler.
Le triomphe de Bethphagé, cette audace de provinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l'avénement de leur roi-messie, acheva d'exaspérer les pharisiens et l'aristocratie du temple. Un nouveau conseil eut lieu le mercredi (12 de nisan), chez Joseph Kaïapha [31]. L'arrestation immédiate de Jésus fut résolue. Un grand sentiment d'ordre et de police conservatrice présida à toutes les mesures. Il s'agissait d'éviter un esclandre. Comme la fête de Pâque, qui commençait cette année le vendredi soir, était un moment d'encombrement et d'exaltation, on résolut de devancer ces jours-là. Jésus était populaire [32] ; on craignait une émeute. Bien que l'usage fût de relever les solennités où la nation était réunie par des exécutions d'individus rebelles à l'autorité sacerdotale, espèces d'auto-da-fé destinés à inculquer au peuple la terreur religieuse [33], on s'arrangeait probablement pour que de tels supplices ne tombassent pas dans les jours fériés [34]. L'arrestation fut donc fixée au lendemain jeudi. On résolut aussi de ne pas s'emparer de lui dans le temple, où il venait tous les jours [35], mais d'épier ses habitudes, pour le saisir dans quelque endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les disciples, espérant obtenir des renseignements utiles de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce malheureux, par des motifs impossibles à expliquer, trahit son maître, donna toutes les indications nécessaires, et se chargea même (quoiqu'un tel excès de noirceur soit à peine croyable) de conduire la brigade qui devait opérer l'arrestation. Le souvenir d'horreur que la sottise ou la méchanceté de cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû introduire ici quelque exagération. Judas jusque-là avait été un disciple comme un autre ; il avait même le titre d'apôtre ; il avait fait des miracles et chassé les démons. La légende, qui ne veut que des couleurs tranchées, n'a pu admettre dans le cénacle que onze saints et un réprouvé. La réalité ne procède point par catégories si absolues. L'avarice, que les synoptiques donnent pour motif au crime dont il s'agit, ne suffit pas pour l'expliquer. Il serait singulier qu'un homme qui tenait la caisse, et qui savait ce qu'il allait perdre par la mort du chef, eût échangé les profits de son emploi [36] contre une très-petite somme d'argent [37]. Judas avait-il été blessé dans son amour-propre par la semonce qu'il reçut au dîner de Béthanie ? Cela ne suffit pas encore. Le quatrième évangéliste voudrait en faire un voleur, un incrédule depuis le commencement [38], ce qui n'a aucune vraisemblance. On aime mieux croire à quelque sentiment de jalousie, à quelque dissension intestine. La haine particulière contre Judas qu'on remarque dans l'Évangile attribué à Jean [39] confirme cette hypothèse. D'un cœur moins pur que les autres, Judas aura pris, sans s'en apercevoir, les sentiments étroits de sa charge. Par un travers fort ordinaire dans les fonctions actives, il en sera venu à mettre les intérêts de la caisse au-dessus de l'œuvre même à laquelle elle était destinée. L'administrateur aura tué l'apôtre. Le murmure qui lui échappe à Béthanie semble supposer que parfois il trouvait que le maître coûtait trop cher à sa famille spirituelle. Sans doute cette mesquine économie avait causé dans la petite société bien d'autres froissements.
Sans nier que Juda de Kerioth ait contribué à l'arrestation de son maître, nous croyons donc que les malédictions dont on le charge ont quelque chose d'injuste. Il y eut peut-être dans son fait plus de maladresse que de perversité. La conscience morale de l'homme du peuple est vive et juste, mais instable et inconséquente. Elle ne sait pas résister à un entraînement momentané. Les sociétés secrètes du parti républicain cachaient dans leur sein beaucoup de conviction et de sincérité, et cependant les dénonciateurs y étaient fort nombreux. Un léger dépit suffisait pour faire d'un sectaire un traître. Mais, si la folle envie de quelques pièces d'argent fit tourner la tête au pauvre Judas, il ne semble pas qu'il eût complétement perdu le sentiment moral, puisque, voyant les conséquences de sa faute, il se repentit [40], et, dit-on, se donna la mort.
Chaque minute, à ce moment, devient solennelle et a compté plus que des siècles entiers dans l'histoire de l'humanité. Nous sommes arrivés au jeudi, 13 de nisan (2 avril). C'était le lendemain soir que commençait la fête de Pâque, par le festin où l'on mangeait l'agneau. La fête se continuait les sept jours suivants, durant lesquels on mangeait les pains azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours avaient un caractère particulier de solennité. Les disciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la fête [41]. Quant à Jésus, on est porté à croire qu'il connaissait la trahison de Judas, et qu'il se doutait du sort qui l'attendait. Le soir, il fit avec ses disciples son dernier repas. Ce n'était pas le festin rituel de la Pâque, comme on l'a supposé plus tard, en commettant une erreur d'un jour [42] ; mais, pour l'Église primitive, le souper du jeudi fut la vraie Pâque, le sceau de l'alliance nouvelle. Chaque disciple y rapporta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits touchants que chacun gardait du maître furent accumulés sur ce repas, qui devint la pierre angulaire de la piété chrétienne et le point de départ des plus fécondes institutions.
Nul doute, en effet, que l'amour tendre dont le cœur de Jésus était rempli pour la petite Église qui l'entourait n'ait débordé à ce moment [43]. Son âme calme et forte se trouvait légère sous le poids des sombres préoccupations qui l'assiégeaient. Il eut un mot pour chacun de ses amis. Deux d'entre eux, Jean et Pierre, surtout, furent l'objet de tendres marques d'attachement. Jean était couché sur le divan, à côté de Jésus, et sa tête reposait sur la poitrine du maître [44]. Vers la fin du repas, le secret qui pesait sur le cœur de Jésus faillit lui échapper. « En vérité, dit-il, je vous le déclare, un de vous me trahira [45], » Ce fut pour ces hommes naïfs un moment d'angoisse ; ils se regardèrent les uns les autres, et chacun s'interrogea. Judas était présent ; peut-être Jésus, qui avait depuis quelque temps des raisons de se défier de lui, chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards ou de son maintien embarrassé l'aveu de sa faute. Mais le disciple infidèle ne perdit pas contenance ; il osa même, dit-on, demander comme les autres : « Serait-ce moi, rabbi ? »
Cependant, l'âme droite et bonne de Pierre était à la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette énigme. Jésus, n'ayant que des soupçons, ne voulut prononcer aucun nom ; il dit seulement à Jean de bien remarquer celui à qui il allait offrir une bouchée trempée dans la sauce [46]. En même temps, il trempa la bouchée et l'offrit à Judas. Jean et Pierre seuls eurent connaissance du fait. Jésus adressa à Judas quelques paroles qui renfermaient un sanglant reproche, mais ne furent pas saisies des assistants. On crut que Jésus lui donnait des ordres pour la fête du lendemain, et il sortit [47].
Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et, à part les appréhensions dont le maître fit la confidence à ses disciples, qui ne comprirent qu'à demi, il ne s'y passa rien d'extraordinaire. Mais, après la mort de Jésus, on attacha à cette soirée un sens singulièrement solennel, et l'imagination des croyants y répandit une teinte de suave mysticité. Ce qu'on se rappelle le mieux d'une personne chère, ce sont ses derniers temps. Par une illusion inévitable, on prête aux entretiens qu'on a eus alors avec elle un sens qu'ils n'ont pris que par la mort ; on rapproche en quelques heures les souvenirs de plusieurs années. La plupart des disciples ne virent plus leur maître après le souper dont nous venons de parler. Ce fut le banquet d'adieu. Dans ce repas, ainsi que dans beaucoup d'autres [48], Jésus pratiqua son rite mystérieux de la fraction du pain. Comme on crut, dès les premières années de l'Église, que le repas en question eut lieu le jour de Pâque et fut le festin pascal, l'idée vint naturellement que l'institution eucharistique se fit à ce moment suprême. Partant de l'hypothèse que Jésus savait d'avance avec précision quand il mourrait, les disciples devaient être amenés à supposer qu'il réserva pour ses dernières heures une foule d'actes importants. Comme, d'ailleurs, une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésus avait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l'ancienne Loi, la « Cène », qu'on supposait s'être passée une fois pour toutes la veille de la Passion, devint le sacrifice par excellence, l'acte constitutif de la nouvelle alliance, le signe du sang répandu pour le salut de tous [49]. Le pain et le vin, mis en rapport avec la mort elle-même, furent ainsi l'image du Testament nouveau que Jésus avait scellé de ses souffrances, la commémoration du sacrifice du Christ jusqu'à son avénement [50].
De très-bonne heure, ce mystère se fixa en un petit récit sacramentel, que nous possédons sous quatre formes [51] très-analogues entre elles. Le quatrième évangéliste, si préoccupé des idées eucharistiques [52], qui raconte le dernier repas avec tant de prolixité, qui y rattache tant de circonstances et tant de discours [53], ne connaît pas ce récit. C'est la preuve que, dans la secte dont il représente la tradition, on ne regardait pas l'institution de l'Eucharistie comme une particularité de la Cène. Pour le quatrième évangéliste, le rite de la Cène, c'est le lavement des pieds. Il est probable que, dans certaines familles chrétiennes primitives, ce dernier rite obtint une importance qu'il perdit depuis [54]. Sans doute Jésus, dans quelques circonstances, l'avait pratiqué pour donner à ses disciples une leçon d'humilité fraternelle. On le rapporta à la veille de sa mort, par suite de la tendance que l'on eut à grouper autour de la Cène toutes les grandes recommandations morales et rituelles de Jésus.
Un haut sentiment d'amour, de concorde, de charité, de déférence mutuelle animait, du reste, les souvenirs qu'on croyait garder du dernier soir de Jésus [55]. C'est toujours l'unité de son Église, constituée par lui ou par son esprit, qui est l'âme des symboles et des discours que la tradition chrétienne fit remonter à cette heure bénie : « Je vous donne un commandement nouveau : c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Le signe auquel on connaîtra que vous êtes mes disciples, sera que vous vous aimiez les uns les autres [56]. » À ce moment sacré, quelques rivalités, quelques luttes de préséance se produisirent encore [57]. Jésus fit remarquer que, si lui, le maître, avait été au milieu de ses disciples comme leur serviteur, à plus forte raison devaient-ils se subordonner les uns aux autres. Selon quelques-uns, en buvant le vin, il aurait dit : « Je ne goûterai plus de ce fruit de la vigne jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père [58]. » Selon d'autres, il leur aurait promis bientôt un festin céleste, où ils seraient assis sur des trônes à ses côtés [59].
Il semble que, vers la fin de la soirée, les pressentiments de Jésus gagnèrent les disciples. Tous sentirent qu'un grave danger menaçait le maître et qu'on touchait à une crise. Un moment Jésus songea à quelques précautions et parla d'épées. Il y en avait deux dans la compagnie. « C'est assez, » dit-il [60]. Il ne donna aucune suite à cette idée ; il vit bien que de timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Céphas, plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura qu'il irait avec lui en prison et à la mort. Jésus, avec sa finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes. Selon une tradition qui remontait probablement à Pierre lui-même, Jésus l'assigna au chant du coq [61]. Tous, comme Céphas, jurèrent qu'ils ne faibliraient pas.
NOTES1- Luc, XIX, 11.
2- Luc, XXII, 24 et suivants.
3- Matthieu, XX, 20 et suivants ; Marc, X, 35 et suivants.
4- Luc, XIX, 12-27.
5- Matthieu, XVI, 21 et suivants ; Marc, VIII, 31 et suivants.
6- Matthieu, XX, 17 et suivants ; Marc, X, 31 et suivants ; Luc, XVIII, 31 et suivants.
7- Matthieu, XXIII, 39 ; Luc, XIII, 35.
8- Matthieu, XX, 28.
9- Jean, XI, 56.
10- La Pâque se célébrait le 14 de nisan. Or, l'an 33, le 1er nisan répondit, ce semble, à la journée du samedi, 21 mars. L'incertitude du calendrier juif rend tous ces calculs douteux. Voir Mém. de l'Acad. des Inscr. et B.-L., t. XXIII, 2e partie, p. 367 et suivants (nouvelle série).
11- Matthieu, XXVI, 6 ; Marc, XIV, 3. Cf. Luc, VII, 40, 43-44.
12- Cette circonstance ne serait pas invraisemblable, même dans le cas où le festin n'aurait pas eu lieu dans la maison de Marthe. Il est très-ordinaire, en Orient, qu'une personne qui vous est attachée par un lien d'affection ou de domesticité aille vous servir quand vous mangez chez autrui.
13- J'ai vu cet usage se pratiquer encore à Sour.
14- Il faut se rappeler que les pieds des convives n'étaient point, comme chez nous, cachés sous la table, mais étendus à la hauteur du corps sur le divan ou triclinium.
15- Matthieu, XXVI, 6 et suivants ; Marc, XIV, 3 et suivants ; Jean, XI, 2 ; XII, 2 et suivants. Comparez Luc, VII, 36 et suivants.
16- Jean, XII, 12.
17- Luc, XIX, 41 et suivants.
18- Matthieu, XXI, 1 ; Marc, XI, 1 (texte grec) : Luc, XIX, 29 ; Mischna, Menachoth, XI, 2 ; Talmud de Babylone, Sanhédrin, 14 b ; Pesachim, 63 b, 91 a ; Sota, 45 a ; Baba metsia, 88 a ; Menachoth, 78 b ; Sifra, 104 b ; Eusèbe et saint Jérôme, De situ et nominibus locorum hebraicorum, dans S. Hier. Opp., édition Martianay, II, col. 442 ; saint Jérôme, Epitaphium Paulæ, Opp., IV, col. 676 ; le même, Commentarii in Matthieu, XXI, 1 (Opp., IV, col. 94) ; le même, Lexicon græcum nominum hebraicum, Opp., II, col. 121-122.
19- Matthieu, XXI, 1 et suivants ; Marc, XI, 1 et suivants ; Luc, XIX, 29 et suivants ; Jean, XII, 12 et suivants Le rapprochement avec Zacharie, IX, 9, laisse planer quelque doute sur tout cet épisode. Une entrée triomphale sur un âne était un trait messianique. Comparez Talmud de Babylone, Sanhédrin, 98 b ; Midrasch Bereschith rabba, ch. XCVIII ; Midrasch Koheleth, I, 9.
20- Cette petite circonstance vient peut-être de ce qu'on a mal compris le passage de Zacharie. Les écrivains du Nouveau Testament paraissent avoir ignoré la loi du parallélisme hébreu. Comparez Jean, XIX, 24.
21- Luc, XIX, 38 ; Jean, XII, 13.
22- Le chiffre de 120 000, donné par Hécatée (dans Josèphe, Contre Apion, I, 22), paraît exagéré. Cicéron parle de Jérusalem comme d'une bicoque (Ad Atticum, II, IX). Les anciennes enceintes, quelque système qu'on adopte, ne comportent pas une population quadruple de celle d'aujourd'hui, laquelle n'atteint pas 15,000 habitants. Voir Robinson, Biblical Researches, I, 421-422 (2e édition) ; Fergusson, An essay on the ancient topography of Jerusalem, p. 51 ; Forster, Syria and Palestine, p. 82.
23- Josèphe, Guerre des Juifs, II, XIV, 3 ; VI, IX, 3
24- Jean, XII, 20 et suivants.
25- Matthieu, XXI, 17 ; Marc, XI, 11.
26- Matthieu, XXI, 17-18 ; Marc, XI, 11-12, 19 ; Luc, XXI, 37-38.
27- Jean, XII, 27 et suivants On comprend que le ton exalté du quatrième évangéliste et sa préoccupation exclusive du rôle divin de Jésus aient effacé du récit les circonstances de faiblesse naturelle racontées par les synoptiques.
28- Luc, XXII, 43 ; Jean, XII, 28-29.
29- Matthieu, XVIII, 36 et suivants ; Marc, XIV, 32 et suivants ; Luc, XXII, 39 et suivants.
30- Cela se comprendrait d'autant moins que le rédacteur du quatrième Évangile met une sorte d'affectation à relever les circonstances qui sont personnelles à Jean ou dont il a été le seul témoin (I, 35 et suivants ; XIII, 23 et suivants ; XVIII, 15 et suivants ; XIX, 26 et suivants, 35 ; XX, 2 et suivants ; XXI, 20 et suivants).
31- Matthieu, XXVI, 1-5 ; Marc, XIV, 1-2 ; Luc, XXII, 1-2.
32- Matthieu, XXI, 46.
33- Mischna, Sanhédrin, XI, 4 ; Talmud de Babylone, même traité, 89 a. Comparez Actes, XII, 3 et suivants.
34- Mischna, Sanhédrin, IV, 1.
35- Matthieu, XXVI, 55.
36- Jean, XII, 6.
37- Le quatrième Évangile ne parle même pas d'un salaire. Les trente pièces d'argent des synoptiques sont empruntées à Zacharie, XI, 12-13.
38- Jean, VI, 65 ; XII, 6.
39- Jean, VI, 65, 71-72 ; XII, 6 ; XIII, 2, 27 et suivants.
40- Matthieu, XXVII, 3 et suivants.
41- Matthieu, XXVI, 1 et suivants ; Marc, XIV, 12 ; Luc, XXII, 7 ; Jean, XIII, 29.
42- C'est le système des synoptiques (Matthieu, XXVI, 17 et suivants ; Marc, XIV, 12 et suivants ; Luc, XXII, 7 et suivants, 15), et, par conséquent, celui de Justin (Dialogus cum Tryphone, 17, 88, 97, 100, 111). Le quatrième Évangile, au contraire, suppose formellement que Jésus mourut le jour même où l'on mangeait l'agneau (XIII, 1-2, 29 ; XVIII, 28 ; XIX, 14, 31). Le Talmud, faible autorité assurément en une telle question, fait aussi mourir Jésus « la veille de Pâque » (Talmud de Babylone, Sanhédrin, 43 a, 67 a). Une objection très-grave contre cette opinion résulte de ce que, dans la seconde moitié du IIe siècle, les Églises d'Asie Mineure professant sur la Pâque une doctrine qui semble en contradiction avec le système du quatrième Évangile font justement appel à l'autorité de l'apôtre Jean et de ses disciples pour appuyer une doctrine qui parait conforme au récit des synoptiques (Polycrate, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica, V, 24. Comparez Chroniques pascales, p. 6 et suivants, édition Du Cange). Mais cette affaire est très-obscure. Jean et ses disciples pouvaient célébrer la Pâque, comme toute l'école apostolique primitive, le 14 de nisan, non parce qu'ils croyaient que Jésus avait mangé l'agneau ce jour-là, mais parce qu'ils croyaient que Jésus, le vrai agneau pascal (remarquez Jean, I, 29 ; XIX, 36, en comparant Apocalypse, V, 6, etc.), était mort ce jour-là.
43- Jean, XIII, 1 et suivants.
44- Jean, XIII, 23 ; Polycrate, dans Eusèbe, Historia ecclesiastica V, 24.
45- Matthieu, XXVI, 21 et suivants ; Marc, XIV, 18 et suivants ; Luc, XX, 21 et suivants ; Jean, XIII, 21 et suivants ; XXI, 20.
46- En Orient, le chef de table donne une marque d'égard à un convive en faisant pour lui, une ou deux fois par repas, des boulettes qu'il compose et assaisonne à son gré.
47- Jean, XIII, 21 et suivants, qui lève les invraisemblances du récit des synoptiques.
48- Luc, XXIV, 30-31, 35, représente la fraction du pain comme une habitude de Jésus.
49- Luc, XXII, 20.
50- I Corinthiens, XI, 26.
51- Matthieu, XXVI, 26-28 ; Marc, XIV, 22-24 ; Luc, XXII, 19-21 ; I Corinthiens, XI, 23-25.
52- Ch. VI.
53- Ch. XIII-XVII.
54- Jean, XIII, 14-15. Cf. Matthieu, XX, 26 et suivants ; Luc, XXII, 26 et suivants.
55- Jean, XIII, 1 et suivants Les discours placés par le quatrième évangéliste à la suite du récit de la Cène ne peuvent être pris pour historiques. Ils sont pleins de tours et d'expressions qui ne sont pas dans le style des discours de Jésus, et qui, au contraire, rentrent très-bien dans le langage habituel des écrits johanniques. Ainsi l'expression « petits enfants » au vocatif (Jean, XIII, 33) est très-fréquente dans la première épître qui porte le nom de Jean. Cette expression ne paraît pas avoir été familière à Jésus.
56- Jean, XIII, 33-35 ; XV, 12-17.
57- Luc, XXII, 24-27. Cf. Jean, XIII, 4 et suivants.
58- Matthieu, XXVI, 29 ; Marc, XIV, 25 ; Luc, XXII, 18.
59- Luc, XXII, 29-30.
60- Ibid., XXII, 36-38.
61- Matthieu, XXVI, 31 et suivants ; Marc, XIV, 29 et suivants ; Luc, XXII, 33 et suivants ; Jean, XIII, 36 et suivants.
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