Dès ma plus tendre enfance, j'avais désiré devenir pasteur, mes parents dirigèrent mes études en vue de cette vocation. Une fièvre cérébrale m'obligea à renoncer aux études et je me livrais à la carrière des arts. Liszt était à Genève à cette époque et il m'encouragea. Peu après, je me rendis à Paris et devins élève de Zimmermann, professeur au conservatoire [1]. En peu de temps, je fis de rapides progrès. Le monde avec sa grandeur m'offrit des trésors. La gloire, la fortune me souriait, et j'allais acquérir un nom, quand un petit incident réveilla les premiers désirs de ma jeunesse.
Franz Liszt
Pierre Joseph Zimmermann
En arrivant à Paris, je fis partie d'une association de jeunes gens qui portait le nom de « Société des amis des pauvres ». Je fus nommé trésorier. Mon cabinet aurait pu servir d'étude à Hogarth [2]. Un grand piano, un violoncelle, un tas de musique, étaient entourés de fagots, de pains, de sucre, d'œufs destinés aux pauvres, entretenus par la Société.
Une jour, une jeune fille tenant un petit enfant dans ses bras se présenta chez moi, munie d'une lettre du président de notre Société. Je liai conversation avec la jeune fille tout en lui préparant les objets qu'elle devait emporter.
— Vous avez bien soin de votre petit frère, n'est-ce pas ?
— Point de réponse.
— C'est peut-être une petite sœur, ou seriez vous la bonne de cet enfant ?
La jeune fille baissa la tête, ses yeux se voilèrent, et d'une voix entrecoupée par les sanglots, elle me dit :
— C'est ma fille ! Si vous saviez ce que c'est d'être une pauvre orpheline, abandonnée dans les rues de Paris, à l'âge de 15 ans.
Elle n'avait pas 16 ans…
Orpheline… abandonnée… Ces mots retentirent sans cesse à mes oreilles.
Peu de temps après, je renonçais à la carrière des arts et commençai mes études théologiques à Montauban.
Le vénérable professeur Monsieur Jalaguier [3] présidait à cette époque une nombreuse École du dimanche. Je devins l'un des moniteurs, et fus chargé d'un groupe de 14 jeunes filles.
l'École du dimanche
illustration de Jeanne Lombard
Un dimanche, je remarquai chez elles une grande animation, et à diverses reprises, j'entendis ces mots : « Pauvre Pauline ». Cette jeune fille manquait à mon cercle.
Quand l'École fut terminée, je m'informai de la demeure de Pauline. En approchant de la maison, je compris ce qu'avaient voulu dire ces mots : « Pauvre Pauline ». Je demandai à quelques femmes de la rue, l'adresse de Melle X. « Ah ! Monsieur, dirent-elles, vous faites bien de sauver cette petite, il lui arrivera malheur : si nous avions eu des protecteurs, nous ne serions pas tombés si bas. »
Jeune homme, je ne pouvais rester seul dans cet entourage : j'allais chercher deux dames [4] qui bientôt furent au courant de ce qui se passait. Ces dames m'accompagnèrent, nous entrâmes dans la maison de « Pauline ». Celle ci, en me voyant, se jeta à mes pieds. la scène qui se passa alors ne se décrit pas. La mère, après beaucoup d'hésitations, s'écria : « Eh bien ! emmenez ma fille ! ». Il en était temps.
Peu de jours après, elle fut placée par nos soins dans une pension de demoiselles en attendant qu'un asile pût lui être ouvert.
À cette même époque, un ami m'écrivait de Pise : « Je vous envoie une petite orpheline de 5 ans. La mère vient de mourir. Cherchez-lui un asile, il y a urgence : je paierai la pension. » Mais il n'y avait pas d'orphelinat en France qui voulut recueillir les orphelines âgées de moins de 6 ans, ou de plus de 12 ans.
La petite orpheline arriva et fut aussi mise en pension : mais cette pension était destinée à élevée des jeunes filles appartenant à une toute autre classe de la société, et nous éprouvions que nos enfants y étaient déplacées.
Ces faits, rapprochés de ce qui s'était passées à Paris lorsque j'administrais les fonds de la Société des amis des pauvres, m'impressionnèrent vivement.
Je formai le vœu, lorsque je serais devenu pasteur, fixé dans une Église, de travailler au relèvement de l'humanité en ouvrant une maison destinée aux orphelines de tout âge, et aux jeunes filles exposées à vivre dans un mauvais entourage.
Les comités de divers orphelinats soupiraient aussi après la fondation d'un asile qui put recueillir les jeunes filles exclues des Établissements existants.
Je fus appelé à Laforce comme pasteur. Peu après mon installation, je songeai sérieusement à réaliser mon vœu et à fonder cet asile tant désiré.
Je fis mes plans et rédigeai les conditions d'admission et d'administration intérieure. Muni de ces pièces, je me rendis à Montauban pour consulter Messieurs les professeurs de la Faculté [5] et les pasteurs de la ville. Une réunion fut convoquée, j'exposai les plans de la Famille évangélique. La séance fut longue : de nombreuses objections me furent faites : « Vous êtes jeune, vous venez à peine d'être consacré au Saint Ministère. Il vous faudra près de cinquante mille francs pour commencer votre œuvre. Nous avons déjà tant de peine à entretenir les orphelinats existants. Vous risquez fort de ne pas rencontrer de sympathie… » etc… etc…
Ces Messieurs, voyant que ma résolution était prise et que leurs objections n'avaient eu pour résultat que de m'affermir dans mes désirs, changèrent subitement de langage. Ils se levèrent, me tendirent la main, et d'un commun accord me dirent : « Allez en avant, l'œuvre est excellente : elle répond à l'un des besoins les plus manifestes de nos Églises. Nous vous assisterons de notre influence et nous vous recommanderons à la libéralité des Églises de France et de l'étranger. »
Puis, ils rédigèrent une pièce qui fut signé d'eux tous. Avec ce passeport, je partis pour Paris, visitai l'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande, et je revins avec la somme nécessaire pour construire La Famille évangélique, la première pierre de l'édifice des Asiles de Laforce. [6]
John Bost
Les Asiles de Laforce, Notice historique
Introduction
1- Voir Wikipédia : Franz Liszt (1811-1886) est à Genève de 1836 à 1838 : sa fille, Cosima Liszt, est l'épouse de Richard Wagner.
Voir Wikipédia : Pierre-Joseph Zimmermann (1785-1853) est professeur de piano au Conservatoire de Paris : sa fille, Anna Zimmermann est l'épouse de Charles Gounod.
Le nom est parfois orthographié Zimmerman (c'est souvent le cas des noms allemands se terminant par -mann : de Mann, homme : Zimmermann se traduit en français par charpentier)
Zimmermann est aussi le nom d'un fabricant de piano : c'est une entreprise créée en 1884 à Leipzig (Saxe) par les frères Max et Richard Zimmermann.
Le Conservatoire de musique est alors situé rue Bergère, dans le faubourg Poissonnière, Paris 9e.
2- Voir Wikipédia : William Hogarth, peintre britannique du XVIIIe siècle.
3- Le pasteur Prosper Jalaguier (1795-1864) est professeur à la Faculté de théologie protestante de Montauban de 1834 à 1864. Son petit-fils, le chirurgien Adolphe Jalaguier est l'époux de Caroline Bost, la fille de John Bost.
Voir Google livres : Hommage rendu à la mémoire de Prosper-Frédéric Jalaguier
4- « Mesdames Babut et Adolphe Monod » (note de John Bost). Il s'agit d'Adèle Monod (1796-1876), la sœur d'Adolphe Monod, qui a épousé Édouard Babut et Hannah Honyman (1799-1868), la femme d'Adolphe Monod.
Adolphe Monod est professeur à la Faculté de théologie de Montauban en 1836. Les Babut s'installent alors auprès de lui. Ce sont les parents du pasteur Charles Babut (1835-1916).
Voir Dvarim : Charles Babut.
5- Voir Musée protestant : La faculté de théologie protestante de Montauban (1809-1919).
6- La Famille évangélique s'ouvre le 24 mai 1848 pour accueillir les deux premières orphelines de John Bost : Pauline et la petite fille de Pise.
→ John Bost : index des documents
→ portraits de John Bost : photographies & gravures
→ L'Église chrétienne considérée comme Asile de la souffrance : thèse de John Bost présentée à la faculté de théologie de Montauban (1880)
→ Asiles de Laforce en 1878 : liste des bâtiments & résidents
→ La Famille - Béthesda - Ében-Hézer - Siloé - Béthel - Le Repos - La Retraite - La Miséricorde
→ Jubilé cinquantenaire des Asiles de John Bost (1848-1898)
→ Les Asiles John Bost par Henriette Guizot de Witt, Revue Suisse (1889)
→ John Bost, le fondateur des Asiles de Laforce par le pasteur Léon Maury (1925)
→ John Bost et sa cité prophétique par le pasteur Alexandre Westphal (1937)