par Ernest Renan
Les douze premières éditions de cet ouvrage ne diffèrent les unes des autres que par de très-petits changements. La présente édition, au contraire, a été revue et corrigée avec le plus grand soin. Depuis quatre ans que le livre a paru, j'ai travaillé sans cesse à l'améliorer. Les nombreuses critiques auxquelles il a donné lieu m'ont rendu à certains égards la tâche facile. J'ai lu toutes celles qui avaient quelque chose de sérieux. Je crois pouvoir affirmer en conscience que pas une fois l'outrage et la calomnie qu'on y a mêlés ne m'ont empêché de faire mon profit des bonnes observations que ces critiques pouvaient contenir. J'ai tout pesé, tout vérifié. Si, dans certains cas l'on s'étonne que je n'aie pas fait droit à des reproches qui ont été présentés avec une assurance extrême et comme s'il s'agissait de fautes avérées, ce n'est pas que j'aie ignoré ces reproches, c'est qu'il m'a été impossible de les accepter. Le plus souvent, dans ce cas, j'ai ajouté en note les textes ou les considérations qui m'ont empêché de changer d'avis, ou bien, par quelque léger changement de rédaction, j'ai tâché de montrer où était la méprise de mes contradicteurs. Quoique très-concises et ne renfermant guère que l'indication des sources de première main, mes notes suffisent toujours pour montrer au lecteur instruit les raisonnements qui m'ont guidé dans la composition de mon texte.
Pour me disculper en détail de toutes les accusations dont j'ai été l'objet, il m'eût fallu tripler ou quadrupler mon volume ; il m'eût fallu répéter des choses qui ont déjà été bien dites, même en français ; il eût fallu faire de la polémique religieuse, ce que je m'interdis absolument ; il eût fallu parler de moi, ce que je ne fais jamais. J'écris pour proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant aux personnes qui ont besoin, dans l'intérêt de leur croyance, que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n'ai pas la prétention de modifier leur avis. Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques personnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les désabuser.
La controverse, d'ailleurs, si je l'avais entamée, aurait dû porter le plus souvent sur des points étrangers à la critique historique. Les objections qu'on m'a adressées sont venues de deux partis opposés. Les unes m'ont été adressées par des libres penseurs ne croyant pas au surnaturel [1] ni par conséquent à l'inspiration des livres saints, ou par des théologiens de l'école protestante libérale arrivés à une notion si large du dogme, que le rationaliste peut très-bien s'entendre avec eux. Ces adversaires et moi, nous nous trouvons sur le même terrain, nous partons des mêmes principes, nous pouvons discuter selon les règles suivies dans toutes les questions d'histoire, de philologie, d'archéologie. Quant aux réfutations de mon livre (et ce sont de beaucoup les plus nombreuses) qui ont été faites par des théologiens orthodoxes, soit catholiques, soit protestants, croyant au surnaturel et au caractère sacré des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, elles impliquent toutes un malentendu fondamental. Si le miracle a quelque réalité, mon livre n'est qu'un tissu d'erreurs. Si les Évangiles sont des livres inspirés, vrais par conséquent à la lettre depuis le commencement jusqu'à la fin, j'ai eu grand tort de ne pas me contenter de mettre bout à bout les morceaux découpés des quatre textes, comme font les harmonistes, sauf à construire ainsi l'ensemble le plus redondant, le plus contradictoire. — Que si, au contraire, le miracle est une chose inadmissible, j'ai eu raison d'envisager les livres qui contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fictions, comme des légendes pleines d'inexactitudes, d'erreurs, de partis systématiques. Si les Évangiles sont des livres comme d'autres, j'ai eu raison de les traiter de la même manière que l'helléniste, l'arabisant et l'indianiste traitent les documents légendaires qu'ils étudient. La critique ne connaît pas de textes infaillibles ; son premier principe est d'admettre dans le texte qu'elle étudie la possibilité d'une erreur. Loin d'être accusé de scepticisme, je dois être rangé parmi les critiques modérés, puisque, au lieu de rejeter en bloc des documents affaiblis par tant d'alliage, j'essaye d'en tirer quelque chose d'historique par de délicates approximations.
Et qu'on ne dise pas qu'une telle manière de poser la question implique une pétition de principe, que nous supposons a priori ce qui est à prouver par le détail, savoir que les miracles racontés par les Évangiles n'ont pas eu de réalité, que les Évangiles ne sont pas des livres écrits avec la participation de la Divinité. Ces deux négations-là ne sont pas chez nous le résultat de l'exégèse ; elles sont antérieures à l'exégèse. Elles sont le fruit d'une expérience qui n'a point été démentie. Les miracles sont de ces choses qui n'arrivent jamais ; les gens crédules seuls croient en voir ; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins capables de le constater ; aucune intervention particulière de la Divinité ni dans la confection d'un livre, ni dans quelque événement que ce soit, n'a été prouvée. Par cela seul qu'on admet le surnaturel, on est en dehors de la science, on admet une explication qui n'a rien de scientifique, une explication dont se passent l'astronome, le physicien, le chimiste, le géologue, le physiologiste, dont l'historien doit aussi se passer. Nous repoussons le surnaturel par la même raison qui nous fait repousser l'existence des centaures et des hippogriffes : cette raison, c'est qu'on n'en a jamais vu. Ce n'est pas parce qu'il m'a été préalablement démontré que les évangélistes ne méritent pas une créance absolue que je rejette les miracles qu'ils racontent. C'est parce qu'ils racontent des miracles que je dis : « Les Évangiles sont des légendes, ils peuvent contenir de l'histoire, mais certainement tout n'y est pas historique. »
Il est donc impossible que l'orthodoxe et le rationaliste qui nie le surnaturel puissent se prêter un grand secours en de pareilles questions. Aux yeux des théologiens, les Évangiles et les livres bibliques en général sont des livres comme il n'y en a pas d'autres, des livres plus historiques que les meilleures histoires, puisqu'ils ne renferment aucune erreur. Pour le rationaliste, au contraire, les Évangiles sont des textes auxquels il s'agit d'appliquer les règles communes de la critique ; nous sommes, à leur égard, comme sont les arabisants en présence du Coran et des hadith, comme sont les indianistes en présence des védas et des livres bouddhiques. Est-ce que les arabisants regardent le Coran comme infaillible ? Est-ce qu'on les accuse de falsifier l'histoire quand ils racontent les origines de l'islamisme autrement que les théologiens musulmans ? Est-ce que les indianistes prennent le Lalitavistara [2] pour une biographie ?
Comment s'éclairer réciproquement en partant de principes opposés ? Toutes les règles de la critique supposent que le document soumis à l'examen n'a qu'une valeur relative, que ce document peut se tromper, qu'il peut être réformé par un document meilleur. Persuadé que tous les livres que le passé nous a légués sont l'œuvre des hommes, le savant profane n'hésite pas à donner tort aux textes, quand les textes se contredisent, quand ils énoncent des choses absurdes ou formellement réfutées par des témoignages plus autorisés. L'orthodoxe, au contraire, sûr d'avance qu'il n'y a pas une erreur ni une contradiction dans ses livres sacrés, se prête aux moyens les plus violents, aux expédients les plus désespérés pour sortir des difficultés. L'exégèse orthodoxe est de la sorte un tissu de subtilités ; une subtilité peut être vraie isolément ; mais mille subtilités ne peuvent être vraies à la fois. S'il y avait dans Tacite ou dans Polybe des erreurs aussi caractérisées que celles que Luc commet à propos de Quirinius et de Theudas, on dirait que Tacite et Polybe se sont trompés. Des raisonnements qu'on ne ferait pas quand il s'agit de littérature grecque ou latine, des hypothèses auxquelles un Boissonade ou même un Rollin ne songeraient jamais, on les trouve plausibles quand il s'agit de disculper un auteur sacré.
C'est donc l'orthodoxe qui commet une pétition de principe quand il reproche au rationaliste de changer l'histoire parce que celui-ci ne suit pas mot à mot les documents que l'orthodoxe tient pour sacrés. De ce qu'une chose est écrite, il ne suit pas qu'elle soit vraie. Les miracles de Mahomet sont écrits aussi bien que les miracles de Jésus, et certes les biographies arabes de Mahomet, celle d'Ibn-Hischam par exemple, ont un caractère bien plus historique que les Évangiles. Est-ce que nous admettons pour cela les miracles de Mahomet ? Nous suivons Ibn-Hischam avec plus ou moins de confiance, quand nous n'avons pas de raisons de nous écarter de lui. Mais, quand il nous raconte des choses tout à fait incroyables, nous ne faisons nulle difficulté de l'abandonner. Certainement, si nous avions quatre Vies de Bouddha, en partie fabuleuses, et aussi inconciliables entre elles que les quatre Évangiles le sont entre eux, et qu'un savant essayât de débarrasser les quatre récits bouddhiques de leurs contradictions, on ne reprocherait pas à ce savant de faire mentir les textes. On trouverait bon qu'il invitât les passages discordants à se rejoindre, qu'il cherchât un compromis, une sorte de récit moyen, ne renfermant rien d'impossible, où les témoignages opposés fussent balancés entre eux et violentés le moins possible. Si, après cela, les bouddhistes criaient au mensonge, à la falsification de l'histoire, on serait en droit de leur répondre : « Il ne s'agit pas d'histoire ici, et, si l'on s'est écarté parfois de vos textes, c'est la faute de ces textes, lesquels renferment des choses impossibles à croire, et d'ailleurs se contredisent entre eux. »
À la base de toute discussion sur de pareilles matières est la question du surnaturel. Si le miracle et l'inspiration de certains livres sont choses réelles, notre méthode est détestable. Si le miracle et l'inspiration des livres sont des croyances sans réalité, notre méthode est la bonne. Or, la question du surnaturel est pour nous tranchée avec une entière certitude, par cette seule raison qu'il n'y a pas lieu de croire à une chose dont le monde n'offre aucune trace expérimentale. Nous ne croyons pas au miracle comme nous ne croyons pas aux revenants, au diable, à la sorcellerie, à l'astrologie. Avons-nous besoin de réfuter pas à pas les longs raisonnements de l'astrologue pour nier que les astres influent sur les événements humains ? Non. Il suffit de cette expérience toute négative, mais aussi démonstrative que la meilleure preuve directe, qu'on n'a jamais constaté une telle influence.
À Dieu ne plaise que nous méconnaissions les services que les théologiens ont rendus à la science ! La recherche et la constitution des textes qui servent de documents à cette histoire ont été l'œuvre de théologiens souvent orthodoxes. Le travail de critique a été l'œuvre des théologiens libéraux. Mais il est une chose qu'un théologien ne saurait jamais être, je veux dire historien. L'histoire est essentiellement désintéressée. L'historien n'a qu'un souci, l'art et la vérité (deux choses inséparables, l'art gardant le secret des lois les plus intimes du vrai). Le théologien a un intérêt, c'est son dogme. Réduisez ce dogme autant que vous voudrez ; il est encore pour l'artiste et le critique d'un poids insupportable. Le théologien orthodoxe peut être comparé à un oiseau en cage ; tout mouvement propre lui est interdit. Le théologien libéral est un oiseau à qui l'on a coupé quelques plumes de l'aile. Vous le croyez maître de lui-même, et il l'est en effet jusqu'au moment où il s'agit de prendre son vol. Alors, vous voyez qu'il n'est pas complétement le fils de l'air. Proclamons-le hardiment : Les études critiques relatives aux origines du christianisme ne diront leur dernier mot que quand elles seront cultivées dans un esprit purement laïque et profane, selon la méthode des hellénistes, des arabisants, des sanscritistes, gens étrangers à toute théologie, qui ne songent ni à édifier ni à scandaliser, ni à défendre les dogmes ni à les renverser.
Jour et nuit, j'ose le dire, j'ai réfléchi à ces questions, qui doivent être agitées sans autres préjugés que ceux qui constituent l'essence même de la raison. La plus grave de toutes, sans contredit, est celle de la valeur historique du quatrième Évangile. Ceux qui n'ont pas varié sur de tels problèmes donnent lieu de croire qu'ils n'en ont pas compris toute la difficulté. On peut ranger les opinions sur cet Évangile en quatre classes, dont voici quelle serait l'expression abrégée :
Première opinion : « Le quatrième Évangile a été écrit par l'apôtre Jean, fils de Zébédée. Les faits contenus dans cet Évangile sont tous vrais ; les discours que l'auteur met dans la bouche de Jésus ont été réellement tenus par Jésus. » C'est l'opinion orthodoxe. Au point de vue de la critique rationnelle, elle est tout à fait insoutenable.
Deuxième opinion : « Le quatrième Évangile est en somme de l'apôtre Jean, bien qu'il ait pu être rédigé et retouché par ses disciples. Les faits racontés dans cet Évangile sont des traditions directes sur Jésus. Les discours sont souvent des compositions libres, n'exprimant que la façon dont l'auteur concevait l'esprit de Jésus. » C'est l'opinion d'Ewald et à quelques égards celle de Lücke, de Weisse, de Reuss. C'est l'opinion que j'avais adoptée dans la première édition de cet ouvrage.
Troisième opinion : « Le quatrième Évangile n'est pas l'ouvrage de l'apôtre Jean. Il lui a été attribué par quelqu'un de ses disciples vers l'an 100. Les discours sont presque entièrement fictifs ; mais les parties narratives renferment de précieuses traditions, remontant en partie à l'apôtre Jean. » C'est l'opinion de Weizsæcker, de Michel Nicolas. C'est celle à laquelle je me rattache maintenant.
Quatrième opinion : « Le quatrième Évangile n'est en aucun sens de l'apôtre Jean. Ni par les faits ni par les discours qui y sont rapportés, ce n'est un livre historique. C'est une œuvre d'imagination, et en partie allégorique, éclose vers l'an 150, où l'auteur s'est proposé, non de raconter effectivement la vie de Jésus, mais de faire prévaloir l'idée qu'il se formait de Jésus. » Telle est, avec quelques variétés, l'opinion de Baur, Schwegler, Strauss, Zeller, Volkmar, Hilgenfeld, Schenkel, Scholten, Réville.
Je ne puis me rallier entièrement à ce parti radical. Je crois toujours que le quatrième Évangile a un lien réel avec l'apôtre Jean, et qu'il fut écrit vers la fin du Ier siècle. J'avoue pourtant que, dans certains passages de ma première rédaction, j'avais trop penché vers l'authenticité. La force probante de quelques arguments sur lesquels j'insistais me paraît moindre. Je ne crois plus que saint Justin ait mis le quatrième Évangile sur le même pied que les synoptiques parmi les « Mémoires des apôtres ». L'existence de Presbyteros Joannes, comme personnage distinct de l'apôtre Jean, me paraît maintenant fort problématique. L'opinion d'après laquelle Jean, fils de Zébédée, aurait écrit l'ouvrage, hypothèse que je n'ai jamais complétement admise, mais pour laquelle, par moments, je montrais quelque faiblesse, est ici écartée comme improbable. Enfin, je reconnais que j'avais tort de répugner à l'hypothèse d'un faux écrit attribué à un apôtre au sortir de l'âge apostolique. La deuxième épître de Pierre, dont personne ne peut raisonnablement soutenir l'authenticité, est un exemple d'un ouvrage, bien moins important, il est vrai, que le quatrième Évangile, supposé dans de telles conditions. Du reste, là n'est pas pour le moment la question capitale. L'essentiel est de savoir quel usage il convient de faire du quatrième Évangile quand on essaye d'écrire la vie de Jésus. Je persiste à penser que cet Évangile possède une valeur de fonds parallèle à celle des synoptiques, et même quelquefois supérieure. Le développement de ce point avait tant d'importance, que j'en ai fait l'objet d'un appendice à la fin du volume. La partie de l'introduction relative à la critique du quatrième Évangile a été retouchée et complétée.
Dans le corps du récit, plusieurs passages ont été aussi modifiés en conséquence de ce qui vient d'être dit. Tous les membres de phrase qui impliquaient plus ou moins que le quatrième Évangile fût de l'apôtre Jean ou d'un témoin oculaire des faits évangéliques, ont été retranchés. Pour tracer le caractère personnel de Jean, fils de Zébédée, j'ai songé au rude Boanerge de Marc, au visionnaire terrible de l'Apocalypse, et non plus au mystique plein de tendresse qui a écrit l'Évangile de l'amour. J'insiste avec moins de confiance sur certains petits détails qui nous sont fournis par le quatrième Évangile. Les emprunts si restreints que j'avais faits aux discours de cet Évangile ont été réduits encore. Je m'étais trop laissé entraîner à la suite du prétendu apôtre en ce qui touche la promesse du Paraclet. De même, je ne suis plus aussi sûr que le quatrième Évangile ait raison, dans sa discordance avec les synoptiques sur le jour de la mort de Jésus. À l'endroit de la Cène, au contraire, je persiste dans mon opinion. Le récit synoptique qui rapporte l'institution eucharistique à la dernière soirée de Jésus me paraît renfermer une invraisemblance équivalant à un quasi-miracle. C'est là, selon moi, une version convenue et qui reposait sur un certain mirage de souvenirs.
L'examen critique des synoptiques n'a pas été modifié pour le fond. On l'a complété et précisé sur quelques points, notamment en ce qui concerne Luc. Sur Lysanias, une étude de l'inscription de Zénodore à Baalbek, que j'ai faite pour la Mission de Phénicie, m'a mené à croire que l'évangéliste pouvait n'avoir pas aussi gravement tort que d'habiles critiques le pensent. Sur Quirinius, au contraire, le dernier mémoire de M. Mommsen a tranché la question contre le troisième Évangile. Marc me semble de plus en plus le type primitif de la narration synoptique et le texte le plus autorisé.
Le paragraphe relatif aux Apocryphes a été développé. Les textes importants publiés par M. Ceriani ont été mis à profit. J'ai beaucoup hésité sur le livre d'Hénoch. Je repousse l'opinion de Weisse, de Volkmar, de Graetz, qui croient le livre entier postérieur à Jésus. Quant à la partie la plus importante du livre, celle qui s'étend du chapitre XXXVII au chapitre LXXI, je n'ose me décider entre les arguments de Hilgenfeld, Colani, qui regardent cette partie comme postérieure à Jésus, et l'opinion de Hoffmann, Dillmann, Kœstlin, Ewald, Lücke, Weizsæcker, qui la tiennent pour antérieure. Combien il serait à désirer que l'on trouvât le texte grec de cet écrit capital ! Je ne sais pourquoi je m'obstine à croire que cette espérance n'est pas vaine. J'ai, en tout cas, frappé d'un signe de doute les inductions tirées des chapitres précités. J'ai montré, au contraire, les relations singulières des discours de Jésus contenus dans les derniers chapitres des Évangiles synoptiques avec les apocalypses attribuées à Hénoch, relations que la découverte du texte grec complet de l'épître attribuée à saint Barnabé a mises en lumière, et que M. Weizsæcker a bien relevées. Les résultats certains obtenus par M. Volkmar sur le quatrième livre d'Esdras, et qui concordent, à très-peu de chose près, avec ceux de M. Ewald, ont été également pris en considération. Plusieurs nouvelles citations talmudiques ont été introduites. La place accordée à l'essénisme a été un peu élargie.
Le parti que j'avais adopté d'écarter la bibliographie a été souvent mal interprété. Je crois avoir assez hautement proclamé ce que je dois aux maîtres de la science allemande en général, et à chacun d'eux en particulier, pour qu'un tel silence ne puisse être taxé d'ingratitude. La bibliographie n'est utile que quand elle est complète. Or, le génie allemand a déployé sur le terrain de la critique évangélique une telle activité, que, si j'avais dû citer tous les travaux relatifs aux questions traitées en ce livre, j'aurais triplé l'étendue des notes et changé le caractère de mon écrit. On ne peut tout faire à la fois. Je m'en suis donc tenu à la règle de n'admettre que des citations de première main. Le nombre en a été fort multiplié. En outre, pour la commodité des lecteurs français qui ne sont pas au courant de ces études, j'ai continué de dresser la liste sommaire des écrits, composés en notre langue, où l'on peut trouver des détails que j'ai dû omettre. Plusieurs de ces ouvrages s'écartent de mes idées ; mais tous sont de nature à faire réfléchir un homme instruit et à le mettre au courant de nos discussions.
La trame du récit a été peu changée. Certaines expressions trop fortes sur l'esprit communiste, qui fut de l'essence du christianisme naissant, ont été adoucies. Parmi les personnes en relation avec Jésus, j'ai admis quelques personnes dont les noms ne figurent pas dans les Évangiles, mais qui nous sont connues par des témoignages dignes de foi. Ce qui concerne le nom de Pierre a été modifié ; j'ai aussi adopté une autre hypothèse sur Lévi, fils d'Alphée, et sur ses rapports avec l'apôtre Matthieu. Quant à Lazare, je me range maintenant, sans hésiter, au système ingénieux de Strauss, Baur, Zeller, Scholten, d'après lequel le bon pauvre de la parabole de Luc et le ressuscité de Jean sont un seul personnage. On verra comment je lui conserve néanmoins quelque réalité en le combinant avec Simon le Lépreux. J'adopte aussi l'hypothèse de M. Strauss sur divers discours prêtés à Jésus en ses derniers jours, et qui paraissent des citations d'écrits répandus au Ier siècle. La discussion des textes sur la durée de la vie publique de Jésus a été ramenée à plus de précision. La topographie de Bethphagé et de Dalmanutha a été modifiée. La question du Golgotha a été reprise d'après les travaux de M. de Vogüé. Une personne très-versée dans l'histoire botanique m'a appris à distinguer, dans les vergers de Galilée, les arbres qui s'y trouvaient il y a dix-huit cents ans et ceux qui n'y ont été transplantés que depuis. On m'a aussi communiqué sur le breuvage des crucifiés quelques observations auxquelles j'ai donné place. En général, dans le récit des dernières heures de Jésus, j'ai atténué les tours de phrase qui pouvaient paraître trop historiques. C'est là que les explications favorites de M. Strauss trouvent le mieux à s'appliquer, les intentions dogmatiques et symboliques s'y laissant voir à chaque pas.
Je l'ai dit et je le répète : si l'on s'astreignait, en écrivant la vie de Jésus, à n'avancer que des choses certaines, il faudrait se borner à quelques lignes. Il a existé. Il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s'y gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pontius Pilatus, alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après qu'il était ressuscité. Voilà ce que nous saurions avec certitude, quand même les Évangiles n'existeraient pas ou seraient mensongers, par des textes d'une authenticité et d'une date incontestables, tels que les épîtres évidemment authentiques de saint Paul, l'épître aux Hébreux, l'Apocalypse et d'autres textes admis de tous. En dehors de cela, le doute est permis. Que fut sa famille ? Quelle fut en particulier sa relation avec ce Jacques, « frère du Seigneur », qui joue, après sa mort, un rôle capital ? Eut-il réellement des rapports avec Jean-Baptiste, et ses disciples les plus célèbres furent-ils de l'école du baptiste avant d'être de la sienne ? Quelles furent ses idées messianiques ? Se regarda-t-il comme le Messie ? Quelles furent ses idées apocalyptiques ? Crut-il qu'il apparaîtrait en Fils de l'homme dans les nues ? S'imagina-t-il faire des miracles ? Lui en prêta-t-on de son vivant ? Sa légende commença-t-elle autour de lui, et en eut-il connaissance ? Quel fut son caractère moral ? Quelles furent ses idées sur l'admission des gentils dans le royaume de Dieu ? Fut-il un juif pur comme Jacques, ou rompit-il avec le judaïsme, comme le fit plus tard la partie la plus vivace de son Église ? Quel fut l'ordre du développement de sa pensée ? Ceux qui ne veulent en histoire que de l'indubitable doivent se taire sur tout cela. Les Évangiles, pour ces questions, sont des témoins peu sûrs, puisqu'ils fournissent souvent des arguments aux deux thèses opposées, et que la figure de Jésus y est modifiée selon les vues dogmatiques des rédacteurs. Pour moi, je pense qu'en de telles occasions, il est permis de faire des conjectures, à condition de les proposer pour ce qu'elles sont. Les textes, n'étant pas historiques, ne donnent pas la certitude ; mais ils donnent quelque chose. Il ne faut pas les suivre avec une confiance aveugle ; il ne faut pas se priver de leur témoignage avec un injuste dédain. Il faut tâcher de deviner ce qu'ils cachent, sans jamais être absolument sûr de l'avoir trouvé.
Chose singulière ! Sur presque tous ces points, c'est l'école de théologie libérale qui propose les solutions les plus sceptiques. L'apologie sensée du christianisme en est venue à trouver avantageux de faire le vide dans les circonstances historiques de la naissance du christianisme. Les miracles, les prophéties messianiques, bases autrefois de l'apologie chrétienne, en sont devenus l'embarras ; on cherche à les écarter. À entendre les partisans de cette théologie, entre lesquels je pourrais citer tant d'éminents critiques et de nobles penseurs, Jésus n'a prétendu faire aucun miracle ; il ne s'est pas cru le Messie ; il n'a pas pensé aux discours apocalyptiques qu'on lui prête sur les catastrophes finales. Que Papias, si bon traditionniste, si zélé à recueillir les paroles de Jésus, soit millénaire exalté ; que Marc, le plus ancien et le plus autorisé des narrateurs évangéliques, soit presque exclusivement préoccupé de miracles, peu importe. On réduit tellement le rôle de Jésus, qu'on aurait beaucoup de peine à dire ce qu'il a été. Sa condamnation à mort n'a pas plus de raison d'être en une telle hypothèse que la fortune qui a fait de lui le chef d'un mouvement messianique et apocalyptique. Est-ce pour ses préceptes moraux, pour le Discours sur la montagne que Jésus a été crucifié ? Non certes. Ces maximes étaient depuis longtemps la monnaie courante des synagogues. On n'avait jamais tué personne pour les avoir répétées. Si Jésus a été mis à mort, c'est qu'il disait quelque chose de plus. Un homme savant, qui a été mêlé à ces débats, m'écrivait dernièrement : « Comme, autrefois, il fallait prouver à tout prix que Jésus était Dieu, il s'agit, pour l'école théologique protestante de nos jours, de prouver, non-seulement qu'il n'est qu'homme, mais encore qu'il s'est toujours lui-même regardé comme tel. On tient à le présenter comme l'homme de bon sens, l'homme pratique par excellence ; on le transforme à l'image et selon le cœur de la théologie moderne. Je crois avec vous que ce n'est plus là faire justice à la vérité historique, que c'est en négliger un côté essentiel. »
Cette tendance s'est déjà plus d'une fois logiquement produite dans le sein du christianisme. Que voulait Marcion ? Que voulaient les gnostiques du IIe siècle ? Écarter les circonstances matérielles d'une biographie, dont les détails humains les choquaient. Baur et Strauss obéissent à des nécessités philosophiques analogues. L'éon divin qui se développe par l'humanité n'a rien à faire avec des incidents anecdotiques, avec la vie particulière d'un individu. Scholten et Schenkel tiennent certes pour un Jésus historique et réel ; mais leur Jésus historique n'est ni un Messie, ni un prophète, ni un juif. On ne sait ce qu'il a voulu ; on ne comprend ni sa vie ni sa mort. Leur Jésus est un éon à sa manière, un être impalpable, intangible. L'histoire pure ne connaît pas de tels êtres. L'histoire pure doit construire son édifice avec deux sortes de données, et, si j'ose le dire, deux facteurs : d'abord, l'état général de l'âme humaine en un siècle et dans un pays donnés ; en second lieu, les incidents particuliers qui, se combinant avec les causes générales, ont déterminé le cours des événements. Expliquer l'histoire par des incidents est aussi faux que de l'expliquer par des principes purement philosophiques. Les deux explications doivent se soutenir et se compléter l'une l'autre. L'histoire de Jésus et des apôtres doit être avant tout l'histoire d'une vaste mêlée d'idées et de sentiments ; cela pourtant ne saurait suffire. Mille hasards, mille bizarreries, mille petitesses se mêlèrent aux idées et aux sentiments. Tracer aujourd'hui le récit exact de ces hasards, de ces bizarreries, de ces petitesses, est impossible ; ce que la légende nous apprend à cet égard peut être vrai, mais peut bien aussi ne l'être pas. Le mieux, selon moi, est de se tenir aussi près que possible des récits originaux, en écartant les impossibilités, en semant partout les signes de doute, et en présentant comme des conjectures les diverses façons dont la chose a pu arriver. Je ne suis pas bien sûr que la conversion de saint Paul se soit passée comme la racontent les Actes : mais elle s'est passée d'une façon qui n'a pas été fort éloignée de cela, puisque saint Paul nous apprend lui-même qu'il eut une vision de Jésus ressuscité, laquelle donna une direction entièrement nouvelle à sa vie. Je ne suis pas sûr que le récit des Actes sur la descente du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte soit très-historique ; mais les idées qui se répandirent sur le baptême du feu me portent à croire qu'il y eut dans le cercle apostolique une scène d'illusion où la foudre joua un rôle, comme au Sinaï. Les visions de Jésus ressuscité eurent de même pour cause occasionnelle des circonstances fortuites, interprétées par des imaginations vives et déjà préoccupées.
Si les théologiens libéraux répugnent aux explications de ce genre, c'est qu'ils ne veulent pas assujettir le christianisme aux lois communes des autres mouvements religieux ; c'est qu'aussi, peut-être, ils ne connaissent pas suffisamment la théorie de la vie spirituelle. Il n'y a pas de mouvement religieux où de telles déceptions ne jouent un grand rôle. On peut même dire qu'elles sont à l'état permanent dans certaines communautés, telles que les piétistes protestants, les mormons, les couvents catholiques. Dans ces petits mondes exaltés, il n'est pas rare que les conversions s'opèrent à la suite de quelque incident, où l'âme frappée voit le doigt de Dieu. Ces incidents ayant toujours quelque chose de puéril, les croyants les cachent ; c'est un secret entre le ciel et eux. Un hasard n'est rien pour une âme froide ou distraite ; il est un signe divin pour une âme obsédée. Dire que c'est un incident matériel qui a changé de fond en comble saint Paul, saint Ignace de Loyola, ou plutôt qui a donné une nouvelle application à leur activité, est certes inexact. C'est le mouvement intérieur de ces fortes natures qui a préparé le coup de tonnerre ; mais le coup de tonnerre a été déterminé par une cause extérieure. Tous ces phénomènes se rapportent, du reste, à un état moral qui n'est plus le nôtre. Dans une grande partie de leurs actes, les anciens se gouvernaient par les songes qu'ils avaient eus la nuit précédente, par des inductions tirées de l'objet fortuit qui frappait le premier leur vue, par des sons qu'ils croyaient entendre. Il y a eu des vols d'oiseau, des courants d'air, des migraines qui ont décidé du sort du monde. Pour être sincère et complet, il faut dire cela, et, quand des documents médiocrement certains nous racontent des incidents de ce genre, il faut se garder de les passer sous silence. Il n'y a guère de détails certains en histoire ; les détails cependant ont toujours quelque signification. Le talent de l'historien consiste à faire un ensemble vrai avec des traits qui ne sont vrais qu'à demi.
On peut donc accorder une place dans l'histoire aux incidents particuliers sans être pour cela un rationaliste de la vieille école, un disciple de Paulus. Paulus était un théologien qui, voulant le moins possible de miracles et n'osant pas traiter les récits bibliques de légendes, les torturait pour les expliquer tous d'une façon, naturelle. Paulus prétendait avec cela maintenir à la Bible toute son autorité et entrer dans la vraie pensée des auteurs sacrés [3]. Moi, je suis un critique profane ; je crois qu'aucun récit surnaturel n'est vrai à la lettre ; je pense que, sur cent récits surnaturels, il y en a quatre-vingts qui sont nés de toutes pièces de l'imagination populaire ; j'admets cependant que, dans certains cas plus rares, la légende vient d'un fait réel transformé par l'imagination. Sur la masse de faits surnaturels racontés par les Évangiles et les Actes, j'essaye pour cinq ou six de montrer comment l'illusion a pu naître. Le théologien, toujours systématique, veut qu'une seule explication s'applique d'un bout à l'autre de la Bible ; le critique croit que toutes les explications doivent être essayées, ou plutôt qu'on doit montrer successivement la possibilité de chacune d'elles. Ce qu'une explication a de répugnant selon notre goût n'est nullement une raison pour la repousser. Le monde est une comédie à la fois infernale et divine, une ronde étrange menée par un chorège de génie, où le bien, le mal, le laid, le beau défilent au rang qui leur est assigné, en vue de l'accomplissement d'une fin mystérieuse. L'histoire n'est pas l'histoire, si l'on n'est tour à tour, en la lisant, charmé et révolté, attristé et consolé.
La première tâche de l'historien est de bien dessiner le milieu où se passe le fait qu'il raconte. Or, l'histoire des origines religieuses nous transporte dans un monde de femmes, d'enfants, de têtes ardentes ou égarées. Placez ces faits dans un milieu d'esprits positifs, ils sont absurdes, inintelligibles, et voilà pourquoi les pays lourdement raisonnables comme l'Angleterre sont dans l'impossibilité d'y rien comprendre. Ce qui pèche dans les argumentations, autrefois si célèbres, de Sherlock ou de Gilbert West sur la résurrection, de Lyttelton sur la conversion de saint Paul, ce n'est pas le raisonnement : il est triomphant de solidité ; c'est la juste appréciation de la diversité des milieux. Toutes les tentatives religieuses que nous connaissons clairement présentent un mélange inouï de sublime et de bizarre. Lisez ces procès-verbaux du saint-simonisme primitif, publiés avec une admirable candeur par les adeptes survivants [4]. À côté de rôles repoussants, de déclamations insipides, quel charme, quelle sincérité, dès que l'homme ou la femme du peuple entre en scène, apportant la naïve confession d'une âme qui s'ouvre sous le premier doux rayon qui l'a frappée ! Il y a plus d'un exemple de belles choses durables qui se sont fondées sur de singuliers enfantillages. Il ne faut chercher nulle proportion entre l'incendie et la cause qui l'allume. La dévotion de la Salette est un des grands événements religieux de notre siècle [5]. Ces basiliques, si respectables, de Chartres, de Laon, s'élevèrent sur des illusions du même genre. La Fête-Dieu eut pour cause les visions d'une religieuse de Liége, qui croyait toujours, dans ses oraisons, voir la pleine lune avec une petite brèche. On citerait des mouvements pleins de sincérité qui se sont produits autour d'imposteurs. La découverte de la sainte lance à Antioche, où la fourberie fut si évidente, décida de la fortune des croisades. Le mormonisme, dont les origines sont si honteuses, a inspiré du courage et du dévouement. La religion des druzes repose sur un tissu d'absurdités qui confond l'imagination, et elle a ses dévots. L'islamisme, qui est le second événement de l'histoire du monde, n'existerait pas si le fils d'Amina n'avait été épileptique. Le doux et immaculé François d'Assise n'eût pas réussi sans frère Élie. L'humanité est si faible d'esprit, que la plus pure chose a besoin de la coopération de quelque agent impur.
Gardons-nous d'appliquer nos distinctions consciencieuses, nos raisonnements de têtes froides et claires à l'appréciation de ces événements extraordinaires, qui sont à la fois si fort au-dessus et si fort au-dessous de nous. Tel voudrait faire de Jésus un sage, tel un philosophe, tel un patriote, tel un homme de bien, tel un moraliste, tel un saint. Il ne fut rien de tout cela. Ce fut un charmeur. Ne faisons pas le passé à notre image. Ne croyons pas que l'Asie est l'Europe. Chez nous, par exemple, le fou est un être hors la règle ; on le torture pour l'y faire rentrer ; les horribles traitements des anciennes maisons de fous étaient conséquents à la logique scolastique et cartésienne. En Orient, le fou est un être privilégié ; il entre dans les plus hauts conseils, sans que personne ose l'arrêter ; on l'écoute, on le consulte. C'est un être qu'on croit plus près de Dieu, parce que, sa raison individuelle étant éteinte, on suppose qu'il participe à la raison divine. L'esprit, qui relève par une fine raillerie tout défaut de raisonnement, n'existe pas en Asie. Un personnage élevé de l'islamisme me racontait qu'une réparation étant devenue urgente, il y a quelques années, au tombeau de Mahomet à Médine, on fit un appel aux maçons, en annonçant que celui qui descendrait dans ce lieu redoutable aurait la tête tranchée en remontant. Quelqu'un se présenta, descendit, fit la réparation, puis se laissa décapiter. « C'était nécessaire, me dit mon interlocuteur ; on se figure ces lieux d'une certaine manière ; il ne faut pas qu'il y ait personne pour dire qu'ils sont autrement. »
Les consciences troubles ne sauraient avoir la netteté du bon sens. Or, il n'y a que les consciences troubles qui fondent puissamment. J'ai voulu faire un tableau où les couleurs fussent fondues comme elles le sont dans la nature, qui fût ressemblant à l'humanité, c'est-à-dire à la fois grand et puéril, où l'on vît l'instinct divin se frayer sa route avec sûreté à travers mille singularités. Si le tableau avait été sans ombre, c'eût été la preuve qu'il était faux. L'état des documents ne permet pas de dire en quel cas l'illusion a été consciente d'elle-même. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle l'a été quelquefois. On ne peut mener durant des années la vie de thaumaturge, sans être dix fois acculé, sans avoir la main forcée par le public. L'homme qui a une légende de son vivant est conduit tyranniquement par sa légende. On commence par la naïveté, la crédulité, l'innocence absolue : on finit par des embarras de toute sorte, et, pour soutenir la puissance divine en défaut, on sort de ces embarras par des expédients désespérés. On est mis en demeure : faut-il laisser périr l'œuvre de Dieu, parce que Dieu tarde à se révéler ? Jeanne d'Arc n'a-t-elle pas plus d'une fois fait parler ses voix selon le besoin du moment ? Si le récit de la révélation secrète qu'elle fit au roi Charles VII a quelque réalité, ce qu'il est difficile de nier, il faut que cette innocente fille ait présenté comme l'effet d'une intuition surnaturelle ce qu'elle avait appris par confidence. Un exposé d'histoire religieuse n'ouvrant pas quelque jour oblique sur des suppositions de ce genre est par cela même argué de n'être pas complet.
Toute circonstance vraie ou probable ou possible devait donc avoir sa place dans ma narration, avec sa nuance de probabilité. Dans une telle histoire, il fallait dire non-seulement ce qui a eu lieu, mais encore ce qui a pu vraisemblablement avoir lieu. L'impartialité avec laquelle je traitais mon sujet m'interdisait de me refuser une conjecture, même choquante ; car sans doute il y a eu beaucoup de choquant dans la façon dont les choses se sont passées. J'ai appliqué d'un bout à l'autre le même procédé d'une manière inflexible. J'ai dit les bonnes impressions que les textes me suggéraient ; je ne devais pas taire les mauvaises. J'ai voulu que mon livre gardât sa valeur, même le jour où l'on arriverait à regarder un certain degré de fraude comme un élément inséparable de l'histoire religieuse. Il fallait faire mon héros beau et charmant (car sans contredit il le fut) ; et cela, malgré des actes qui, de nos jours, seraient qualifiés d'une manière défavorable. On m'a loué d'avoir cherché à construire un récit vivant, humain, possible. Mon récit aurait-il mérité ces éloges, s'il avait présenté les origines du christianisme comme absolument immaculées ? C'eût été admettre le plus grand des miracles. Ce qui fût résulté de là eût été un tableau de la dernière froideur. Je ne dis pas qu'à défaut de taches, j'eusse dû en inventer. Au moins, devais-je laisser chaque texte produire sa note suave ou discordante. Si Gœthe vivait, il m'approuverait de ce scrupule. Ce grand homme ne m'eut pas pardonné un portrait tout céleste : il y eût voulu des traits répulsifs ; car sûrement, dans la réalité, il se passa des choses qui nous blesseraient s'il nous était donné de les voir [6].
La même difficulté se présente, du reste, pour l'histoire des apôtres. Cette histoire est admirable à sa manière. Mais quoi de plus blessant que la glossolalie, laquelle est attestée par des textes irrécusables de saint Paul ? Les théologiens libéraux admettent que la disparition du corps de Jésus fut une des bases de la croyance à la résurrection. Que signifie cela, sinon que la conscience chrétienne à ce moment fut double, qu'une moitié de cette conscience créa l'illusion de l'autre moitié ? Si les mêmes disciples eussent enlevé le corps et se fussent répandus dans la ville en criant : « Il est ressuscité ! » l'imposture eût été caractérisée. Mais sans doute ce ne furent pas les mêmes qui firent ces deux choses. Pour que la croyance à un miracle s'accrédite, il faut bien que quelqu'un soit responsable de la première rumeur qui se répand ; mais, d'ordinaire, ce n'est pas l'acteur principal. Le rôle de celui-ci se borne à ne pas réclamer contre la réputation qu'on lui fait. Lors même qu'il réclamerait, du reste, ce serait en pure perte ; l'opinion populaire serait plus forte que lui [7]. Dans le miracle de la Salette, on eut l'idée claire de l'artifice ; mais la conviction que cela faisait du bien à la religion l'emporta sur tout [8]. La fraude se partageant entre plusieurs devient inconsciente, ou plutôt elle cesse d'être fraude et devient malentendu. Personne, en ce cas, ne trompe délibérément ; tout le monde trompe innocemment. Autrefois, on supposait en chaque légende des trompés et des trompeurs ; selon nous, tous les collaborateurs d'une légende sont à la fois trompés et trompeurs. Un miracle, en d'autres termes, suppose trois conditions : 1° la crédulité de tous ; 2° un peu de complaisance de la part de quelques-uns ; 3° l'acquiescement tacite de l'auteur principal. Par réaction contre les explications brutales du XVIIIe siècle, ne tombons pas dans des hypothèses qui impliqueraient des effets sans cause. La légende ne naît pas toute seule ; on l'aide à naître. Ces points d'appui d'une légende sont souvent d'une rare ténuité. C'est l'imagination populaire qui fait la boule de neige ; il y a eu cependant un noyau primitif. Les deux personnes qui composèrent les deux généalogies de Jésus savaient fort bien que ces listes n'étaient pas d'une grande authenticité. Les livres apocryphes, ces prétendues apocalypses de Daniel, d'Hénoch, d'Esdras, viennent de personnes fort convaincues : or, les auteurs de ces ouvrages savaient bien qu'ils n'étaient ni Daniel, ni Hénoch, ni Esdras. Le prêtre d'Asie qui composa le roman de Thécla déclara qu'il l'avait fait pour l'amour de Paul [9]. Il en faut dire autant de l'auteur du quatrième Évangile, personnage assurément de premier ordre. Chassez l'illusion de l'histoire religieuse par une porte, elle rentre par une autre. En somme, on citerait à peine dans le passé une grande chose qui se soit faite d'une façon entièrement avouable. Cesserons-nous d'être Français, parce que la France a été fondée par des siècles de perfidies ? Refuserons-nous de profiter des bienfaits de la Révolution, parce que la Révolution a commis des crimes sans nombre ? Si la maison capétienne eût réussi à nous créer une bonne assise constitutionnelle, analogue à celle de l'Angleterre, la chicanerions-nous sur la guérison des écrouelles ?
La science seule est pure ; car la science n'a rien de pratique ; elle ne touche pas les hommes ; la propagande ne la regarde pas. Son devoir est de prouver, non de persuader ni de convertir. Celui qui a trouvé un théorème publie sa démonstration pour ceux qui peuvent la comprendre. Il ne monte pas en chaire, il ne gesticule pas, il n'a pas recours à des artifices oratoires pour le faire adopter aux gens qui n'en voient pas la vérité. Certes, l'enthousiasme a sa bonne foi, mais c'est une bonne foi naïve ; ce n'est pas la bonne foi profonde, réfléchie, du savant. L'ignorant ne cède qu'à de mauvaises raisons. Si Laplace avait dû gagner la foule à son système du monde, il n'aurait pu se borner aux démonstrations mathématiques. M. Littré, écrivant la vie d'un homme qu'il regarde comme son maître, a pu pousser la sincérité jusqu'à ne rien taire de ce qui rendit cet homme peu aimable. Cela est sans exemple dans l'histoire religieuse. Seule, la science cherche la vérité pure. Seule, elle donne les bonnes raisons de la vérité, et porte une critique sévère dans l'emploi des moyens de conviction. Voilà sans doute pourquoi jusqu'ici elle a été sans influence sur le peuple. Peut-être, dans l'avenir, quand le peuple sera instruit, ainsi qu'on nous le fait espérer, ne cédera-t-il qu'à de bonnes preuves, bien déduites. Mais il serait peu équitable de juger d'après ces principes les grands hommes du passé. Il y a des natures qui ne se résignent pas à être impuissantes, qui acceptent l'humanité telle qu'elle est, avec ses faiblesses. Bien des grandes choses n'ont pu se faire sans mensonges et sans violences. Si demain l'idéal incarné venait s'offrir aux hommes pour les gouverner, il se trouverait en face de la sottise, qui veut être trompée, de la méchanceté, qui veut être domptée. Le seul irréprochable est le contemplateur, qui ne vise qu'à trouver le vrai, sans souci de le faire triompher ni de l'appliquer.
La morale n'est pas l'histoire. Peindre et raconter n'est pas approuver. Le naturaliste qui décrit les transformations de la chrysalide ne la blâme ni ne la loue. Il ne la taxe pas d'ingratitude parce qu'elle abandonne son linceul ; il ne la trouve pas téméraire parce qu'elle se crée des ailes ; il ne l'accuse pas de folie parce qu'elle aspire à se lancer dans l'espace. On peut être l'ami passionné du vrai et du beau, et pourtant se montrer indulgent pour les naïvetés du peuple. L'idéal seul est sans tache. Notre bonheur a coûté à nos pères des torrents de larmes et des flots de sang. Pour que des âmes pieuses goûtent au pied de l'autel l'intime consolation qui les fait vivre, il a fallu des siècles de hautaine contrainte, les mystères d'une politique sacerdotale, une verge de fer, des bûchers. Le respect que l'on doit à toute grande institution ne demande aucun sacrifice à la sincérité de l'histoire. Autrefois, pour être bon Français, il fallait croire à la colombe de Clovis, aux antiquités nationales du Trésor de Saint-Denis, aux vertus de l'oriflamme, à la mission surnaturelle de Jeanne d'Arc ; il fallait croire que la France était la première des nations, que la royauté française avait une supériorité sur toutes les autres royautés, que Dieu avait pour cette couronne une prédilection toute particulière et était toujours occupé à la protéger. Aujourd'hui, nous savons que Dieu protège également tous les royaumes, tous les empires, toutes les républiques ; nous avouons que plusieurs rois de France ont été des hommes méprisables ; nous reconnaissons que le caractère français a ses défauts ; nous admirons hautement une foule de choses venant de l'étranger. Sommes-nous pour cela moins bons Français ? On peut dire, au contraire, que nous sommes meilleurs patriotes, puisque, au lieu de nous aveugler sur nos défauts, nous cherchons à les corriger, et qu'au lieu de dénigrer l'étranger, nous cherchons à imiter ce qu'il a de bon. Nous sommes chrétiens de la même manière. Celui qui parle avec irrévérence de la royauté du Moyen Âge, de Louis XIV, de la Révolution, de l'Empire, commet un acte de mauvais goût. Celui qui ne parle pas avec douceur du christianisme et de l'Église dont il fait partie se rend coupable d'ingratitude. Mais la reconnaissance filiale ne doit point aller jusqu'à fermer les yeux à la vérité. On ne manque pas de respect envers un gouvernement, en faisant remarquer qu'il n'a pas pu satisfaire les besoins contradictoires qui sont dans l'homme, ni envers une religion, en disant qu'elle n'échappe pas aux formidables objections que la science élève contre toute croyance surnaturelle. Répondant à certaines exigences sociales et non à certaines autres, les gouvernements tombent par les causes mêmes qui les ont fondés et qui ont fait leur force. Répondant aux aspirations du cœur aux dépens des réclamations de la raison, les religions croulent tour à tour, parce qu'aucune force jusqu'ici n'a réussi à étouffer la raison.
Malheur aussi à la raison, le jour où elle étoufferait la religion ! Notre planète, croyez-moi, travaille à quelque œuvre profonde. Ne vous prononcez pas témérairement sur l'inutilité de telle ou telle de ses parties ; ne dites pas qu'il faut supprimer ce rouage qui ne fait en apparence que contrarier le jeu des autres. La nature, qui a doué l'animal d'un instinct infaillible, n'a mis dans l'humanité rien de trompeur. De ses organes vous pouvez hardiment conclure sa destinée. Est Deus in nobis. Fausses quand elles essayent de prouver l'infini, de le déterminer, de l'incarner, si j'ose le dire, les religions sont vraies quand elles l'affirment. Les plus graves erreurs qu'elles mêlent à cette affirmation ne sont rien comparées au prix de la vérité qu'elles proclament. Le dernier des simples, pourvu qu'il pratique le culte du cœur, est plus éclairé sur la réalité des choses que le matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le fini.
NOTES1- J'entends toujours par ce mot « le surnaturel particulier », l'intervention de la Divinité en vue d'un but spécial, le miracle, et non « le surnaturel général », l'âme cachée de l'univers, l'idéal, source et cause finale de tous les mouvements du monde.
2- Vie légendaire de Bouddha.
3- Là était le ridicule de Paulus. S'il se fût contenté de dire que beaucoup de récits de miracles ont pour base des faits naturels mal compris, il aurait eu raison. Mais il tombait dans la puérilité en soutenant que le narrateur sacré n'avait voulu raconter que des choses toutes simples et qu'on rendait service au texte biblique en le débarrassant de ses miracles. Le critique profane peut et doit faire ces sortes d'hypothèses, dites « rationalistes » ; le théologien n'en a pas le droit ; car la condition préalable de telles hypothèses est de supposer que le texte n'est pas révélé.
4- Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin (1865-1866).
5- La dévotion de Lourdes semble prendre les mêmes proportions.
6- Toutefois, comme en de tels sujets l'édification coule à pleins bords, j'ai cru devoir extraire de la Vie de Jésus un petit volume où rien ne pût arrêter les âmes pieuses qui ne se soucient pas de critique. Je l'ai intitulé Jésus, pour le distinguer du présent ouvrage, lequel seul fait partie de la série intitulée : Histoire des origines du christianisme. Aucune des modifications introduites dans l'édition que j'offre aujourd'hui au public n'atteint ce petit volume ; je n'y ferai jamais de changements.
7- C'est ainsi que le fondateur du bâbisme ne chercha pas à faire un seul miracle, et passa néanmoins de son vivant pour un thaumaturge de premier ordre.
8- Affaire de la Salette, pièces du procès, recueillies par Jean Sabbatier, p. 214, 252, 254 (1856).
9- Confessum id se amore Pauli fecisse. Tertullien, De baptismo, 17.
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