étymologies
Notre langue est écrite depuis plus de six cents ans. Elle est tellement changée dans sa grammaire, dans ses constructions et même en son dictionnaire, qu'il faut une certaine
étude, qui d'ailleurs n'est pas bien longue et que j'ai toujours recommandée, pour comprendre couramment l'ancienne. Malgré tout, un grand nombre de mots ont traversé
ce long intervalle de temps, ils ont été employés par tous les Français, il est vrai, habitant le même pays, mais soumis à d'infinies variations de moeurs,
d'opinions, de gouvernements. On doit admirer la constance de la tradition sans s'étonner des accrocs qu'elle a subis ça et là.
Comme un médecin qui a eu une pratique de beaucoup d'années et de beaucoup de clients, parcourant à la fin de sa carrière le journal qu'il en a tenu, en tire quelques
cas qui lui semblent instructifs, de même j'ai ouvert mon journal, c'est-à-dire mon dictionnaire, et j'y ai choisi une série d'anomalies qui, lorsque je le composais, m'avaient
frappé et souvent embarrassé. Je m'étais promis d'y revenir, sans trop savoir comment ; l'occasion se présente en ce volume et j'en profite ; ce volume que, certes, je
n'aurais ni entrepris ni continué après l'avoir commencé, si je n'étais soutenu par la maxime de ma vieillesse: faire toujours, sans songer le moins du monde si je
verrai l'achèvement de ce que je fais.
Je les laisse dans l'ordre alphabétique où je les ai relevées. Ce n'est point un traité, un mémoire sur la matière, que je compte mettre sous les yeux
de mon lecteur. C'est plutôt une série d'anecdotes ; le mot considéré en est, si je puis ainsi parler, le héros. Plus l'anomalie est forte, plus l'anecdote comporte
de détails et d'incidents. Je suis ici comme une sorte de Tallemant des Réaux, mais sans médisance, sans scandale et sans mauvais propos, à moins qu'on ne veuille considérer
comme tels les libres jugements que je porte sur les inconsistances et les lourdes méprises de l'usage, toutes les fois qu'il en commet.
L'usage est de grande autorité, et avec raison ; car, en somme, il obéit à la tradition ; et la tradition est fort respectable, conservant avec fidélité les
principes mêmes et les grandes lignes de la langue. Mais il n'a pas conscience de l'office qu'il remplit ; et il est très susceptible de céder à de mauvaises suggestions,
et très capable de mettre son sceau, un sceau qu'ensuite il n'est plus possible de rompre, à ces fâcheuses déviations. On le trouvera, dans ce petit recueil, plus d'une
fois pris en flagrant délit de malversation à l'égard du dépôt qui lui a été confié ; mais on le trouvera aussi, en d'autres circonstances,
ingénieux, subtil et plein d'imprévu au bon sens du mot.
Cette multitude de petits faits, dispersés dans mon dictionnaire, est ici mise sous un même coup d'œil. Elle a l'intérêt de la variété ; et, en même
temps, comme ce sont des faits, elle a l'intérêt de la réalité. La variété amuse, la réalité instruit.
→ Préface
• Pathologies verbales (1880)
• Comment les mots changent de sens (nouvelle édition de Pathologies verbales) avec des notes de Michel Bréal (1888)
→ Émile Littré : dictionnaire Littré en ligne, textes & documents