Étymologie
Nous n'avons plus pour finir cet article qu'à y joindre quelques réflexions sur l'utilité des recherches étymologiques, pour les disculper du reproche de frivolité qu'on leur fait souvent.
Depuis qu'on connoît l'enchaînement général qui unit toutes les vérités ; depuis que la Philosophie ou plûtôt la raison, par ses progrès, a fait dans les sciences, ce qu'avoient fait autrefois les conquêtes des Romains parmi les nations ; qu'elle a réuni toutes les parties du monde littéraire, et renversé les barrieres qui divisoient les gens de lettres, en autant de petites républiques étrangeres les unes aux autres, que leurs études avoient d'objets différens : je ne saurois croire qu'aucune sorte de recherches ait grand besoin d'apologie : quoi qu'il en soit, le développement des principaux usages de l'étude étymologique, ne peut être inutile ni déplacé à la suite de cet article.
L'application la plus immédiate de l'art étymologique, est la recherche des origines d'une langue en particulier : le résultat de ce travail, poussé aussi loin qu'il peut l'être sans tomber dans des conjectures trop arbitraires, est une partie essentielle de l'analyse d'une langue, c'est-à-dire de la connoissance complete du système de cette langue, de ses élémens radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles, etc. Le fruit de cette analyse est la facilité de comparer les langues entr'elles sous toutes sortes de rapports, grammatical, philosophique, historique, etc. (voyez au mot LANGUE, les deux articles ANALYSE et COMPARAISON DES LANGUES). On sent aisément combien ces préliminaires sont indispensables pour saisir en grand et sous son vrai point de vûe la théorie générale de la parole, et de la marche de l'esprit humain dans la formation et les progrès du langage ; théorie qui, comme toute autre, a besoin pour n'être pas un roman, d'être continuellement rapprochée des faits. Cette théorie est la source d'où découlent les regles de cette grammaire générale qui gouverne toutes les langues, à laquelle toutes les nations s'assujettissent en croyant ne suivre que les caprices de l'usage, et dont enfin les grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications partielles et incompletes (voyez GRAMMAIRE GENERALE). L'histoire philosophique de l'esprit humain en général et des idées des hommes, dont les langues sont tout à la fois l'expression et la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie. Tout l'article LANGUES, auquel je renvoye, sera un développement de cette vérité, et je n'anticiperai point ici sur cet article. Je ne donnerai qu'un exemple des services que l'étude des langues et des mots, considérée sous ce point de vûe, peut rendre à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.
On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la nature et l'origine de nos connoissances ; l'entêtement avec lequel on a soûtenu que toutes nos idées étoient innées ; et la multitude innombrable de ces êtres imaginaires dont nos scholastiques avoient rempli l'univers, en prétant une réalité à toutes les abstractions de leur esprit ; virtualités, formalités, degrés métaphysiques, entités, quiddités, etc. etc. etc. Rien, je parle d'après Locke, n'est plus propre à en détromper, qu'un examen suivi de la maniere dont les hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes d'idées abstraites ou spirituelles, et même à se donner de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les voit partir des premieres images des objets qui frappent les sens, et s'élever par degrés jusqu'aux idées des êtres invisibles et aux abstractions les plus générales : on voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés ; les métaphores et les analogies qui les ont aidés, sur-tout les combinaisons qu'ils ont faites de signes déjà inventés, et l'artifice de ce calcul des mots par lequel ils ont formé, composé, analysé toutes sortes d'abstractions inaccessibles aux sens et à l'imagination, précisément comme les nombres exprimés par plusieurs chiffres, sur lesquels cependant le calculateur s'exerce avec facilité. Or de quel usage n'est pas dans ces recherches délicates l'art étymologique, l'art de suivre les expressions dans tous leurs passages d'une signification à l'autre, et de découvrir la liaison secrette des idées qui a facilité ce passage ? On me dira que la saine métaphysique et l'observation assidue des opérations de notre esprit doit suffire seule pour convaincre tout homme sans préjugé, que les idées, même des êtres spirituels, viennent toutes des sens : on aura raison ; mais cette vérité n'est-elle pas mise en quelque sorte sous les yeux d'une maniere bien plus frappante, et n'acquiert-elle pas toute l'évidence d'un point de fait, par l'étymologie si connue des mots spiritus, animus, πνεῦμα, rouakh, etc. pensée, délibération, intelligence, etc. Il seroit superflu de s'étendre ici sur les étymologies de ce genre, qu'on pourroit accumuler ; mais je crois qu'il est très-difficile qu'on s'en occupe un peu d'après ce point de vûe : en effet, l'esprit humain en se repliant ainsi sur lui-même pour étudier sa marche, ne peut-il pas retrouver dans les tours singuliers que les premiers hommes ont imaginés pour expliquer des idées nouvelles en partant des objets connus, bien des analogies très-fines et très-justes entre plusieurs idées, bien des rapports de toute espece que la nécessité toûjours ingénieuse avoit saisis, et que la paresse avoit depuis oubliés ? N'y peut-il pas voir souvent la gradation qu'il a suivie dans le passage d'une idée à une autre, dans l'invention de quelques arts ? et par-là cette étude ne devient-elle pas une branche intéressante de la métaphysique expérimentale ? Si ces détails sur les langues et les mots dont l'art étymologique s'occupe, sont des grains de sable, il est précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains de sable que l'esprit humain a jettés dans sa route, et qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses pas (voyez ORIGINE DES LANGUES). Indépendamment de ces vûes curieuses et philosophiques, l'étude dont nous parlons, peut devenir d'une application usuelle, et prêter à la Logique des secours pour appuyer nos raisonnemens sur des fondemens solides. Locke, et depuis M. l'abbé de Condillac, ont montré que le langage est véritablement une espece de calcul, dont la Grammaire, et même la Logique en grande partie, ne sont que les regles ; mais ce calcul est bien plus compliqué que celui des nombres, sujet à bien plus d'erreurs et de difficultés. Une des principales est l'espece d'impossibilité où les hommes se trouvent de fixer exactement le sens des signes auxquels ils n'ont appris à lier des idées que par une habitude formée dans l'enfance, à force d'entendre répéter les mêmes sons dans des circonstances semblables, mais qui ne le sont jamais entierement ; ensorte que ni deux hommes, ni peut-être le même homme dans des tems différens, n'attachent précisément au même mot la même idée. Les métaphores multipliées par le besoin et par une espece de luxe d'imagination, qui s'est aussi dans ce genre créé de faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l'homme introduit, si j'ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent ouverts, méconnoît sa route à chaque pas. Cependant tout l'artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote nous a donné les regles, tout l'art du syllogisme est fondé sur l'usage des mots dans le même sens ; l'emploi d'un même mot dans deux sens différens fait de tout raisonnement un sophisme ; et ce genre de sophisme, peut-être le plus commun de tous, est une des sources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plûtôt le seul de nous détromper, et peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, seroit de n'employer dans nos inductions aucun terme, dont le sens ne fût exactement connu et défini. Je ne prétens assûrément pas qu'on ne puisse donner une bonne définition d'un mot, sans connoître son étymologie ; mais du moins est-il certain qu'il faut connoître avec précision la marche et l'embranchement de ses différentes acceptions. Qu'on me permette quelques réflexions à ce sujet.
J'ai crû voir deux défauts régnans dans la plûpart des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages philosophiques. J'en pourrois citer des exemples tirés des auteurs les plus estimés et les plus estimables, sans sortir même de l'Encyclopédie. L'un consiste à donner pour la définition d'un mot l'énonciation d'une seule de ses acceptions particulieres : l'autre défaut est celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du mot, il arrive qu'on n'y comprend dans le fait aucun des caracteres qui distinguent la chose de toute autre, et que par conséquent on ne définit rien.
Le premier défaut est très-commun, sur-tout quand il s'agit de ces mots qui expriment les idées abstraites les plus familieres, et dont les acceptions se multiplient d'autant plus par l'usage fréquent de la conversation, qu'ils ne répondent à aucun objet physique et déterminé qui puisse ramener constamment l'esprit à un sens précis. Il n'est pas étonnant qu'on s'arrête à celle de ces acceptions dont on est le plus frappé dans l'instant où l'on écrit, ou bien la plus favorable au système qu'on a entrepris de prouver. Accoûtumé, par exemple, à entendre loüer l'imagination, comme la qualité la plus brillante du génie ; saisi d'admiration pour la nouveauté, la grandeur, la multitude, et la correspondance des ressorts dont sera composée la machine d'un beau poëme : un homme dira, j'appelle imagination cet esprit inventeur qui sait créer, disposer, faire mouvoir les parties et l'ensemble d'un grand tout. Il n'est pas douteux que si dans toute la suite de ses raisonnemens, l'auteur n'employe jamais dans un autre sens le mot imagination (ce qui est rare), l'on n'aura rien à lui reprocher contre l'exactitude de ses conclusions : mais qu'on y prenne garde, un philosophe n'est point autorisé à définir arbitrairement les mots. Il parle à des hommes pour les instruire ; il doit leur parler dans leur propre langue, et s'assujettir à des conventions déjà faites, dont il n'est que le témoin, et non le juge. Une définition doit donc fixer le sens que les hommes ont attaché à une expression, et non lui en donner un nouveau. En effet un autre jouira aussi du droit de borner la définition du même mot à des acceptions toutes différentes de celles auxquelles le premier s'étoit fixé : dans la vûe de ramener davantage ce mot à son origine, il croira y réussir, en l'appliquant au talent de présenter toutes ses idées sous des images sensibles, d'entasser les métaphores et les comparaisons. Un troisieme appellera imagination cette mémoire vive des sensations, cette représentation fidele des objets absens, qui nous les rend avec force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois même avec avantage, parce qu'elle rassemble sous un seul point de vûe tous les charmes que la nature ne nous présente que successivement. Ces derniers pourront encore raisonner très-bien, en s'attachant constamment au sens qu'ils auront choisi ; mais il est évident qu'ils parleront tous trois une langue différente, et qu'aucun des trois n'aura fixé toutes les idées qu'excite le mot imagination dans l'esprit des françois qui l'entendent, mais seulement l'idée momentanée qu'il a plû à chacun d'eux d'y attacher.
Le second défaut est né du desir d'éviter le premier. Quelques auteurs ont bien senti qu'une définition arbitraire ne répondoit pas au probleme proposé, et qu'il falloit chercher le sens que les hommes attachent à un mot dans les différentes occasions où ils l'employent. Or, pour y parvenir, voici le procédé qu'on a suivi le plus communément. On a rassemblé toutes les phrases où l'on s'est rappellé d'avoir vû le mot qu'on vouloit définir ; on en a tiré les différens sens dont il étoit susceptible, et on a tâché d'en faire une énumération exacte. On a cherché ensuite à exprimer, avec le plus de précision qu'on a pû, ce qu'il y a de commun dans toutes ces acceptions différentes que l'usage donne au même mot : c'est ce qu'on a appellé le sens le plus général du mot ; et sans penser que le mot n'a jamais eu ni pû avoir dans aucune occasion ce prétendu sens, on a crû en avoir donné la définition exacte. Je ne citerai point ici plusieurs définitions où j'ai trouvé ce défaut ; je serois obligé de justifier ma critique ; et cela seroit peut-être long. Un homme d'esprit, même en suivant une méthode propre à l'égarer, ne s'égare que jusqu'à un certain point ; l'habitude de la justesse le ramene toûjours à certaines vérités capitales de la matiere ; l'erreur n'est pas complete , et devient plus difficile à développer. Les auteurs que j'aurois à citer sont dans ce cas ; et j'aime mieux, pour rendre le défaut de leur méthode plus sensible, le porter à l'extrème ; et c'est ce que je vais faire dans l'exemple suivant.
Qu'on se représente la foule des acceptions du mot esprit, depuis son sens primitif spiritus, haleine, jusqu'à ceux qu'on lui donne dans la Chimie, dans la Littérature, dans la Jurisprudence, esprits acides, esprit de Montagne, esprit des lois, etc. qu'on essaye d'extraire de toutes ces acceptions une idée qui soit commune à toutes, on verra s'évanouir tous les caracteres qui distinguent l'esprit, dans quelque sens qu'on le prenne, de toute autre chose. Il ne restera pas même l'idée vague de subtilité ; car ce mot n'a aucun sens, lorsqu'il s'agit d'une substance immatérielle ; et il n'a jamais été appliqué à l'esprit dans le sens de talent, que d'une maniere métaphorique. Mais quand on pourroit dire que l'esprit dans le sens le plus général est une chose subtile, avec combien d'êtres cette qualification ne lui seroit-elle pas commune ? et seroit-ce là une définition qui doit convenir au défini, et ne convenir qu'à lui ? Je sai bien que les disparates de cette multitude d'acceptions différentes sont un peu plus grandes, à prendre le mot dans toute l'étendue que lui donnent les deux langues latine et françoise ; mais on m'avouera que si le latin fût resté langue vivante, rien n'auroit empêché que le mot spiritus n'eût reçu tous les sens que nous donnons aujourd'hui au mot esprit. J'ai voulu rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour rendre le contraste plus frappant : il le seroit moins, si nous n'en considérions qu'une partie ; mais il seroit toûjours réel. A se renfermer même dans la langue françoise seule, la multitude et l'incompatibilité des acceptions du mot esprit sont telles, que personne, je crois, n'a été tenté de les comprendre ainsi toutes dans une seule définition, et de définir l'esprit en général. Mais le vice de cette méthode n'est pas moins réel, lorsqu'il n'est pas assez sensible pour empêcher qu'on ne la suive : à mesure que le nombre et la diversité des acceptions diminue, l'absurdité s'affoiblit ; et quand elle disparoît, il reste encore l'erreur. J'ose dire que presque toutes les définitions où l'on annonce qu'on va définir les choses dans le sens le plus général, ont ce défaut, et ne définissent véritablement rien ; parce que leurs auteurs, en voulant renfermer toutes les acceptions du mot, ont entrepris une chose impossible : je veux dire, de rassembler sous une seule idée générale des idées très-différentes entr'elles, et qu'un même mot n'a jamais pû désigner que successivement, en cessant en quelque sorte d'être le même mot.
Ce n'est point ici le lieu de fixer les cas où cette méthode est necessaire, et ceux où l'on pourroit s'en passer, ni de développer l'usage dont elle pourroit être, pour comparer les mots entr'eux. Voyez MOTS et SYNONYMES.
On trouveroit des moyens d'éviter ces deux défauts ordinaires aux définitions, dans l'étude historique de la génération des termes et de leurs révolutions : il faudroit observer la maniere dont les hommes ont successivement augmenté, resserré, modifié, changé totalement les idées qu'ils ont attachées à chaque mot ; le sens propre de la racine primitive, autant qu'il est possible d'y remonter, les métaphores qui lui ont succédé ; les nouvelles métaphores entées souvent sur ces premieres, sans aucun rapport au sens primitif. On diroit : « tel mot, dans un tems, a reçu cette signification ; la génération suivante y a ajoûté cet autre sens ; les hommes l'ont ensuite employé à désigner telle idée ; ils y ont été conduits par analogie ; cette signification est le sens propre ; cet autre est un sens détourné, mais néanmoins en usage ». On distingueroit dans cette généalogie d'idées un certain nombre d'époques : spiritus, souffle, esprit, principe de la vie ; esprit, substance pensante ; esprit, talent de penser, etc. chacune de ces époques donneroit lieu à une définition particuliere ; on auroit du moins toûjours une idée précise de ce qu'on doit définir ; on n'embrasseroit point à la fois tous les sens d'un mot ; et en même tems, on n'en exclueroit arbitrairement aucun ; on exposeroit tous ceux qui sont reçus ; et sans se faire le législateur du langage, on lui donneroit toute la netteté dont il est susceptible, et dont nous avons besoin pour raisonner juste.
Sans-doute, la méthode que je viens de tracer est souvent mise en usage ; sur-tout lorsque l'incompatibilité des sens d'un même mot est trop frappante ; mais, pour l'appliquer dans tous les cas, et avec toute la finesse dont il est susceptible, on ne pourra guere se dispenser de consulter les mêmes analogies, qui servent de guides dans les recherches étymologiques. Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle doit être générale, et que le secours des étymologies y est utile dans tous les cas.
Au reste, ce secours devient d'une nécessité absolue, lorsqu'il faut connoître exactement, non pas le sens qu'un mot a dû ou doit avoir, mais celui qu'il a eû dans l'esprit de tel auteur, dans tel tems, dans tel siecle : ceux qui observent la marche de l'esprit humain dans l'histoire des anciennes opinions, et plus encore ceux qui, comme les Théologiens, sont obligés d'appuyer des dogmes respectables sur les expressions des livres révélés, ou sur les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur siecle, doivent marcher sans-cesse le flambeau de l'étymologie à la main, s'ils ne veulent tomber dans mille erreurs. Si l'on part de nos idées actuelles sur la matiere et ses trois dimensions ; si l'on oublie que le mot qui répond à celui de matiere, materia, ὔλη, signifioit proprement du bois, et par métaphore, dans le sens philosophique, les matériaux dont une chose est faite, ce fonds d'être qui subsiste parmi les changemens continuels des formes, en un mot ce que nous appellons aujourd'hui substance, on sera souvent porté mal-à-propos à charger les anciens philosophes d'avoir nié la spiritualité de l'ame, c'est-à-dire d'avoir mal répondu à une question que beaucoup d'entr'eux ne se sont jamais faite. Presque toutes les expressions philosophiques ont changé de signification ; et toutes les fois qu'il faut établir une vérité sur le témoignage d'un auteur, il est indispensable de commencer par examiner la force de ses expressions, non dans l'esprit de nos contemporains et dans le nôtre, mais dans le sien et dans celui des hommes de son siecle. Cet examen fondé si souvent sur la connoissance des étymologies, fait une des parties les plus essentielles de la critique : nous exhortons à lire, à ce sujet, l'Art critique du célebre Leclerc ; ce savant homme a recueilli dans cet ouvrage plusieurs exemples d'erreurs très-importantes, et donne en même tems des regles pour les éviter.
Je n'ai point encore parlé de l'usage le plus ordinaire que les savans ayent fait jusqu'ici de l'art étymologique, et des grandes lumieres qu'ils ont crû en tirer, pour l'éclaircissement de l'Histoire ancienne. Je ne me laisserai point emporter à leur enthousiasme : j'inviterai même ceux qui pourroient y être plus portés que moi, à lire la Démonstration évangélique, de M. Huet ; l'Explication de la Mythologie, par Lavaur ; les longs Commentaires que l'évêque Cumberland et le célebre Fourmont ont donnés sur le fragment de Sanchoniathon ; l'Histoire du Ciel, de M. Pluche, les ouvrages du P. Pezron sur les Celtes, l'Atlantique de Rudbeck, etc. Il sera très-curieux de comparer les différentes explications que tous ces auteurs ont données de la Mythologie et de l'Histoire des anciens héros. L'un voit tous les patriarches de l'ancien Testament, et leur histoire suivie, où l'autre ne voit que des héros Suédois ou Celtes ; un troisieme des leçons d'Astronomie et de Labourage, etc. Tous présentent des systèmes assez bien liés, à-peu-près également vraisemblables, et tous ont la même chose à expliquer. On sentira probablement, avant d'avoir fini cette lecture, combien il est frivole de prétendre établir des faits sur des étymologies purement arbitraires, et dont la certitude seroit évaluée très-favorablement en la réduisant à de simples possibilités. Ajoûtons qu'on y verra en même tems que si ces auteurs s'étoient astreints à la séverité des regles que nous avons données, ils se seroient épargné bien des volumes. Après cet acte d'impartialité, j'ai droit d'appuyer sur l'utilité dont peuvent être les étymologies, pour l'éclaircissement de l'ancienne histoire et de la Fable. Avant l'invention de l'Ecriture, et depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les traces des révolutions s'effacent en peu de tems ; et il n'en reste d'autres vestiges que les noms imposés aux montagnes, aux rivieres, etc. par les anciens habitans du pays, et qui se sont conservés dans la langue des conquérans. Les mélanges des langues servent à indiquer les mélanges des peuples, leurs courses, leurs transplantations, leurs navigations, les colonies qu'ils ont portées dans des climats éloignés. En matiere de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités consiste dans leur concert ; toutes donnent et reçoivent mutuellement : ainsi les étymologies confirment les conjectures historiques, comme nous avons vû que les conjectures historiques confirment les étymologies, par la même raison celles-ci empruntent et répandent une lumiere réciproque sur l'origine et la migration des arts, dont les nations ont souvent adopté les termes avec les manœuvres qu'ils expriment. La décomposition des langues modernes peut encore nous rendre, jusqu'à un certain point, des langues perdues, et nous guider dans l'interprétation d'anciens monumens, que leur obscurité, sans cela, nous rendroit entierement inutiles. Ces foibles lueurs sont précieuses, sur-tout lorsqu'elles sont seules : mais il faut l'avoüer ; si elles peuvent servir à indiquer certains évenemens à grande masse, comme les migrations et les mêlanges de quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir à établir aucun fait circonstancié. En général, des conjectures sur des noms me paroissent un fondement bien foible pour asseoir quelque assertion positive ; et si je voulois faire usage de l'étymologie, pour éclaircir les anciennes fables et le commencement de l'histoire des nations, ce seroit bien moins pour élever que pour détruire : loin de chercher à identifier, à force de suppositions, les dieux des différens peuples, pour les ramener ou à l'Histoire corrompue, ou à des systèmes raisonnés d'idolatrie, soit astronomique, soit allégorique, la diversité des noms des dieux de Virgile et d'Homere, quoique les personnages soient calqués les uns sur les autres, me feroit penser que la plus grande partie de ces dieux latins n'avoient, dans l'origine, rien de commun avec les dieux grecs ; que tous les peuples assignoient aux différens effets qui frappoient le plus leurs sens, des êtres pour les produire et y présider ; qu'on partageoit entre ces êtres fantastiques l'empire de la nature, arbitrairement, comme on partageoit l'année entre plusieurs mois ; qu'on leur donnoit des noms relatifs à leurs fonctions, et tirés de la langue du pays, parce qu'on n'en savoit pas d'autre ; que par cette raison le dieu qui présidoit à la Navigation s'appelloit Neptunus, comme la déesse qui présidoit aux fruits s'appelloit Pomona ; que chaque peuple faisoit ses dieux à part et pour son usage, comme son calendrier ; que si dans la suite on a crû pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres, comme ceux des mois, et identifier le Neptune des Latins avec le Poseidon des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun étoit de la réalité des siens, et de la facilité avec laquelle on se prêtoit à cette croyance réciproque, par l'espece de courtoisie que la superstition d'un peuple avoit, en ce tems là, pour celle d'un autre : enfin j'attribuerois en partie à ces traductions et à ces confusions de dieux, l'accumulation d'une foule d'avantures contradictoires sur la tête d'une seule divinité ; ce qui a dû compliquer de plus en plus la Mythologie, jusqu'à ce que les Poëtes l'ayent fixée dans des tems postérieurs.
A l'égard de l'Histoire ancienne, j'examinerois les connoissances que les différentes nations prétendent avoir sur l'origine du monde ; j'étudierois le sens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, et à ceux dont elles remplissent les premieres générations ; je verrois dans la tradition des Germains, que Theut fut pere de Mannus ; ce qui ne veut dire autre chose sinon que Dieu créa l'homme ; dans le fragment de Sanchoniathon, je verrois, après l'air ténébreux et le cahos, l'esprit produire l'amour ; puis naître successivement les êtres intelligens, les astres, les hommes immortels ; et enfin d'un certain vent Colpias et de la Nuit, Æon et Protogonos, c'est-à-dire mot pour mot, le tems (que l'on représente pourtant comme un homme) et le premier homme ; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d'époques des inventions successives des premiers Arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces Arts, le chasseur, le pêcheur, le bâtisseur ; et tous ont inventé les Arts dont ils portent le nom. A-travers toute la confusion de ce fragment, j'entrevois bien que le prétendu Sanchoniathon n'a fait que compiler d'anciennes traditions qu'il n'a pas toûjours entendues : mais dans quelque source qu'il ait puisé, peut-on jamais reconnoître dans son fragment un récit historique ? Ces noms, dont le sens est toûjours assujetti à l'ordre systématique de l'invention des Arts, ou identique avec la chose même qu'on raconte, comme celui de Protogonos, présentent sensiblement le caractere d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres ont imaginé et crû vraisemblable, et répugnent à celui d'un témoin qui rend compte de ce qu'il a vû ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres témoins. Les noms répondent aux caracteres dans les comédies, et non dans la société : la tradition des Germains est dans le même cas ; on peut juger par là ce qu'on doit penser des auteurs qui ont osé préférer ces traditions informes, à la narration simple et circonstanciée de la Genèse.
Les Anciens expliquoient presque toûjours les noms des villes par le nom de leur fondateur ; mais cette façon de nommer les villes est-elle réellement bien commune ? et beaucoup de villes ont-elles eu un fondateur ? N'est-il pas arrivé quelquefois qu'on ait imaginé le fondateur et son nom d'après le nom de la ville, pour remplir le vuide que l'Histoire laisse toûjours dans les premiers tems d'un peuple ? L'étymologie peut, dans certaines occasions, éclaircir ce doute. Les Historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus ; et l'histoire de ce prince, ainsi que de sa femme Sémiramis, est assez bien circonstanciée ; quoiqu'un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, habiter ; et suivant cette étymologie, ce nom signifieroit habitation, et il auroit été assez naturel pour une ville, sur-tout dans les premiers tems, où les peuples bornés à leur territoire, ne donnoient guere un nom à la ville, que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c'est-à-dire jusqu'au tems de la domination persane, on n'a pas dû lui chercher d'autre origine, et l'histoire de Ninus n'aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les Historiens grecs qui nous l'ont racontée, n'ont écrit effectivement que long-tems après ; et le soupçon que nous avons formé, s'accorde d'ailleurs très-bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu'il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toûjours vrai qu'en général, lorsque le nom d'une ville a, dans la langue qu'on y parle, un sens naturel et vraisemblable, on est en droit de suspecter l'existence du prince qu'on prétend lui avoir donné son nom, sur-tout si cette existence n'est connue que par des auteurs qui n'ont jamais sû la langue du pays.
On voit assez jusqu'où et comment on peut faire usage des étymologies, pour éclaircir les obscurités de l'Histoire.
Si, après ce que nous avons dit pour montrer l'utilité de cette étude, quelqu'un la méprisoit encore, nous lui citerions l'exemple des Leclerc, des Leibnitz, et de l'illustre Freret, un des Savans qui ont sû le mieux appliquer la Philosophie à l'érudition. Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet ; sur les étymologies de la langue françoise (Mémoire de l'Académie des Belles-Lettres, tome XX.), et sur-tout les deux Mémoires que M. le Président de Brosses a lûs à la même académie, sur les étymologies ; titre trop modeste, puisqu'il s'y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, et des raisons suffisantes de l'art de la parole. Comme l'auteur a bien voulu nous les communiquer, nous en avons quelquefois profité, et nous en eussions profité plus souvent, s'il ne fût pas entré dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vûes profondes et philosophiques dont ils sont remplis, aux articles LANGUES, LETTRES, ONOMATOPEE, METAPHORE, etc. Voyez ces mots.
Nous concluerons donc cet article, en disant, avec Quintilien : ne quis igitur tam parva fastidiat elementa… quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas, quae non modo acuere ingenia, sed exercere altissimam quoque eruditionem possit.
→ Étymologie dans l'Encyclopédie
→ Encyclopédie de Diderot & d'Alembert
→ documents : index