James Jackson se livrait encore à la fabrication de l'acier à Birmingham lorsque les Bourbons rentrèrent pour la première fois en France, c'est-à-dire lorsque la paix fut rétablie avec l'Angleterre.
Pendant les guerres du premier empire, on avait payé chez nous jusqu'à 12 francs une livre d'acier valant 1 fr. 25 chez nos voisins. En effet la fabrication de l'acier fondu était alors inconnue en France ; nous étions tributaires de l'Angleterre ; il était donc utile de faire cesser au plus tôt cette dépendance.
Deux auteurs qui ont écrit avec érudition sur l'industrie stéphanoise (1) rappellent cette situation dans des ouvrages remarquables et intéressants ils expliquent comment le Gouvernement français fut amené à faire des avances directes à James Jackson. Le souvenir de l'appel qui lui fut alors adressé est invoqué souvent par mon grand-père à l'appui de diverses réclamations qu'il adressa dans la suite aux autorités.
Son esprit entreprenant et son imagination furent frappés des perspectives qui s'ouvraient devant lui. Il vint, d'abord seul, à Paris, le 6 juin 1814 (2) et fut mis en rapport avec le ministère de la première Restauration. Il resta en France pendant deux mois pour prendre des informations, et obtint la promesse verbale que le Gouvernement lui fournirait, dans un immeuble appartenant à l'État, un local convenable et tout disposé pour son industrie : il crut même pouvoir compter sur la concession d'une mine de charbon. Il s'obligeait en échange de ces avantages à fabriquer, avec des matières premières tirées du sol français, de l'acier fondu égal à l'acier anglais et à ramener quelques ouvriers de son usine de Birmingham.
À son retour en Angleterre on apprit bien vite ses projets qui ne laissèrent pas de soulever maintes difficultés. Il voulut liquider rapidement son affaire, paya tous ses créanciers, sauf quelques-uns qui refusèrent d'être désintéressés en marchandises. Le gouvernement anglais chercha même à l'empêcher de sortir du royaume. Il parvint néanmoins à débarquer à Calais le samedi 25 octobre 1814.
Il avait alors quarante-deux ans : sa femme trente-huit : Joseph vingt et demi : William dix-huit et demi : John dix-sept : James seize : Anna treize et demi : Charles neuf et demi : Maria huit : Eliza cinq et demi et Ellen trois et demi.
Les plus beaux de ces enfants étaient Charles, Maria et Ellen. Tous, à l'exception de William, avaient la mèche blanche de leur mère. C'est même à ce signe que Charles ayant été, en Angleterre et encore tout jeune, volé par une bohémienne, fut reconnu par un ami de la famille qui obligea l'aventurière à lui remettre l'enfant.
Mon grand-père arriva en France avec toute sa famille, à l'exception de trois de ses fils. Joseph, marié dès l'âge de dix-huit ans, était à cette époque, j'ai tout lieu de le croire, en Amérique. John, vers l'âge de onze ans, avait été embarqué comme mousse à bord d'un navire américain dont le capitaine était un ami de son père : il resta sur mer encore quelque temps et ne rejoignit sa famille qu'un peu plus tard, en ou vers 1815. Quant à William, c'est certainement lui que son père laissa provisoirement à Birmingham avec un agent pour continuer la liquidation commencée, payer cinq ou six dettes qui n'avaient pu être soldées et veiller sur la fabrique et les marchandises. Mon grand-père n'avait en débarquant à Calais que 6 000 fr. en espèces et 3 000 fr. en marchandises.
Une rude épreuve lui était réservée. À peine arrivé en France, il apprit qu'il était, ainsi que ses fils, frappé de proscription et ses biens (qu'il estimait à 7 000 livres sterling c'est-à-dire un peu plus de 176 000 francs) confisqués par le gouvernement anglais. Il perdit tout, jusqu'à ses créances qu'il ne pouvait plus faire valoir devant les tribunaux. Le fils qu'il avait laissé en Angleterre rejoignit en janvier 1815 sa famille à Paris. Elle logeait dans le quartier de la place Vendôme, au marché des Jacobins, n° 19.
Mon grand-père consacra quelque temps à parcourir la Flandre, la Normandie, le Lyonnais, etc., en vue de choisir un emplacement pour son aciérie. Son choix se porta sur Saint-Étienne et il revint à Paris. Sur ces entrefaites la France avait de nouveau changé de régime. Les projets de la famille pouvaient être anéantis et sa situation rendue d'autant plus précaire qu'elle ne pouvait rentrer en Angleterre. Mais heureusement l'administration impériale ne fut pas moins favorable aux fugitifs que ne l'avait été celle des Bourbons.
M. Jackson, muni d'un nouveau passe-port délivré par la préfecture de police (18 avril 1815), fit à la dite préfecture la déclaration de domicile nécessaire à l'obtention de la nationalité française (22 avril) : elle lui fut promise dans un délai d'un an, eu égard à l'établissement qu'il se proposait de fonder : en d'autres termes, le Gouvernement s'engageait, dans le récépissé de sa déclaration, à lui conférer les lettres de grande naturalisation. Les mesures rigoureuses dont mon aïeul avait été frappé dans sa patrie ne furent sans doute pas étrangères à une résolution que lui imposaient les circonstances. Néanmoins il ne jugea pas nécessaire, dans la suite, de poursuivre sa demande en naturalisation, la fondation de son usine lui tenant lieu de cette faveur.
M. Jackson eut l'honneur d'être reçu par l'empereur Napoléon, puis par son ministre, le comte Chaptal, directeur du Commerce et des manufactures. Il obtint de ce dernier la confirmation des promesses verbales qui lui avaient été faites sous la première Restauration. Par sa lettre du 26 avril 1815, qu'on trouvera aux pièces justificatives sous le n° 1, le comte Chaptal s'engage à fournir gratuitement à M. Jackson un local convenable aux environs de Saint-Étienne, lorsqu'il aura fait venir des ouvriers anglais auxquels on comptera 1 000 francs : et enfin, lorsqu'il aura été constaté que M. Jackson fait de l'acier fondu égal à l'acier anglais, il lui sera payé pendant trois ans 20 francs par quintal métrique versé dans le commerce. En même temps le préfet de la Loire et le sous-préfet de Saint-Étienne reçoivent l'ordre de l'aider à trouver un local propre à son industrie.
Pour remplir les conditions de l'accord ci-dessus, il fallait se procurer des ouvriers anglais. Le père et les fils ne pouvant retourner en Angleterre, ce fut la fille aînée, Anna, âgée alors de moins de quinze ans, qui fit le voyage, seule et non sans difficulté, ni même sans danger, car on était aux Cent-Jours. Elle partit grâce à un secours de 600 francs que lui remit le comte Chaptal et ne revint qu'après l'installation de la famille à Saint-Étienne, ramenant quelques ouvriers de Sheffield, mais point d'argent malgré l'attente de son père : du moins je n'en trouve pas trace dans ses papiers.
Mon grand-père partit pour Saint-Étienne n'ayant que 500 francs et quelques marchandises : on voyagea à petites journées dans une voiture analogue à celles dont se servent les marchands forains, les fils faisant tout, ou partie de la route à pied. La famille arriva le samedi 25 mai 1815 et descendit dans une auberge de la rue de Roanne.
M. Jackson se mit aussitôt en quête d'un local et d'un bailleur de fonds : mais il ne trouva d'abord ni l'un ni l'autre. Les ressources s'épuisaient : on avait dépensé 7 917 francs depuis l'arrivée à Calais jusqu'à l'installation à Saint-Étienne. Il fallut, vendre pour 383 francs de marchandises : le propriétaire de l'auberge où la famille était descendue saisit quatre malles contenant des effets. Quelques jours après mes parents prirent un logement dans la maison sise 3, place Marengo, appartenant à la veuve de M. Cherpie, notaire (3). Pour comble de malheur, Mme Jackson, épuisée par une longue maladie, la phtisie, et par la fatigue, mourut le 9 juillet avant le retour de sa vaillante fille aînée (4). Mon grand- père avait fait la connaissance d'un négociant parlant l'anglais et qui devint malheureusement son associé, M. Robin. Celui-ci avança 500 francs à rembourser avec l'argent qu'Anna devait rapporter.
Depuis son arrivée à Saint-Étienne, James Jackson restait forcément dans une inaction pénible et coûteuse que motivait, hélas, le premier envahissement de la France par les troupes alliées :6
les autorités cessèrent momentanément de s'occuper de lui et il ne put compter que sur ses propres efforts.
Notes de l'auteur :
1. La Chambre de commerce de Saint-Étienne et les industries de sa circonscription, Lucien Thiollier, 1891.
Monographie et histoire de la ville de Saint-Étienne, Victor Jannesson, 1892.
2. La première Restauration, on le sait, va de l'abdication de Fontainebleau (5 avril 1814) à l'arrivée de Napoléon aux Tuileries (20 mars 1815). Les Cent-Jours sont compris entre le 20 mars
1815 et la seconde abdication de Napoléon (22 juin 1815).
3. Dans le mémoire du 7 octobre 1818, dont ce chapitre n'est guère que l'analyse, mon grand-père ne parle pas de son séjour chez Mme Cherpie, mais seulement des dépenses faites à l'auberge
qui sans doute a continué quelque temps encore à lui fournir ses repas.
M. et Mme Cherpie n'ayant pas eu d'enfants léguèrent leur maison à leur neveu, M. Chapelon, qui l'habitait alors avec sa femme : ceux-ci connurent beaucoup mes parents et se montrèrent pleins
de bonté pour cette jeune et nombreuse famille. M. et Mme Chapelon laissèrent cet immeuble à leur fils Antoine, père de Mme F. Batut, à qui il appartient aujourd'hui. Mme F. Batut est la petite-fille
de John Jackson.
4. Ma grand'mère a été enterrée dans le cimetière qui entourait à cette époque la grande église.
→ La famille Jackson en Angleterre (chapitre premier)
• James Jackson et ses fils par William Fritz Jackson, son petit-fils (1893) (+ version texte PDF)