« Un temps viendra où l'on ne concevra pas qu'il fut un ordre social dans lequel un homme comptait un million de revenu, tandis qu'un autre homme n'avait pus de quoi payer son dîner. »
ChateaubriandÀ Marcel Atger et à ses amis l'Hérault socialiste,
I.
J'élève une voix inconnue dans ce concert de plaintes et de malédictions, de cris de terreur et d'espérance qui monte des profondeurs ou descend des sommités sociales. Tous ont la parole aujourd'hui pour maudire le présent, regretter le passé ou saluer l'avenir. Né parmi les favorisés de la fortune, je viens répéter à l'oreille du riche, l'appel secret de sa conscience. Oh ! lorsque nus et désarmés dans les serres de la solitude et de l'insomnie, nous sondons, loin des bruits du monde, l'abime de nos pensées, que de fois nous sentîmes, au plus profond de nos cœurs, l'aiguillon de l'éternelle justice ! Ce tourment d'être heureux, dans un milieu de souffrances qui étreint l'âme, à l'aspect des monstrueux contrastes d'ici-bas, fait taire tout sophisme réacteur. Le triple airain de l'égoïsme, de l'habitude et de la fausse science peut contenir, dans les plus intimes replis de l'être intérieur, des sentiments dont nous combattons trop souvent la manifestation. Mais, j'en appelle à chacun : la Conscience est révolutionnaire. Malheur à moi si je ne l'étais pas à mon tour ! Si je résistais à cet accent du juste, trop clair en moi pour jamais être méconnu, condamné par mon propre arrêt, je resterais sans défense devant le tribunal suprême.
Êtes-vous sans excuse, vous qui, me lisant, vous écriez dès ces premiers mots : C'est un fou ! Phrase banale, dont les satisfaits de tous les temps poursuivirent les amis de la vérité ! Fous, sans doute, que nous sommes ; car nous extravageons au nom du devoir, hors d'un état de choses dont vous n'osez vous-même envisager, face a face, les iniquités. Insensés d'embrasser résolument l'idéal de l'avenir, quand vous, les fous de la conservation, vous exhumez les croyances mortes et les régimes usés sans retour ! Non ! plus de divorce entre nous ! Alerte, ensemble au champ du travail ! L'histoire des révolutions nous montre-t-elle une seule fois le peuple errant dans ses aspirations vers le bien ? Vit-on jamais la raison de quelques-uns opposer à la marche du genre humain des limites infranchissables ? Sera-ce encore du fond des cachots ou du palais des Julien, évoquant pour un moment l'ombre du passé, que sortira la grande solution poursuivie par tous les partis ? Pas de doute possible sur le résultat de la lutte engagée à cette heure, entre la vieille et la nouvelle société.
Partout les masses, pleines de foi dans un ordre meilleur, grandissent en sagesse et en force. L'océan monte, et les premières vagues de son flux pacifique gagnent déjà les hautes terres. De nouveaux Xerxès essaient bien d'enchaîner la mer et fustigent la lame rebelle. Vains efforts ! inutile courroux ! Ils sont les premiers impuissants à se défendre contre l'invasion des principes par eux-mêmes combattus. L'ennemi du Socialisme, le conservateur le mieux cuirassé, est atteint dans l'intégrité de sa croyance ou de son égoïsme, par le contact inévitable des idées et des passions de son temps. Réactionnaires, vous êtes moralement soulevés par le flot. Votre langage se modifie comme vos pensées, et en dépit de vous-mêmes, vous vous trouvez insensiblement portés sur d'autres rivages.
Aucun homme, en effet, n'a le pouvoir de se soustraire aux lois de l'universelle vie. Membre du grand tout, chaque individu se développe dans la foule, en vertu de la croissance de l'humanité. Fatal ou volontaire, le progrès s'opère par et pour chacun. Combien rares, dans une génération, les dépôts persistants d'une génération antérieure, et quelle est la valeur de ces types surnageant quelques heures, comme des épaves ridicules, après le naufrage du passé ! Le marquis de Carabas n'avait, dit-on, rien oublié, ni rien appris. Pourtant, si, par la baguette d'un magicien, cet utopiste de réactions, ce dernier défenseur du principe féodal, eût pu se voir transporté au cœur du Moyen Âge, il n'aurait jamais retrouvé la foi nécessaire pour exercer sans remords, une puissance modifiée par le temps et détruite par un peuple. Les contre-révolutions sont donc non-seulement impossibles, par suite de la force de leurs adversaires, mais encore à cause même de la complicité involontaire de leurs agents avec ceux-ci. Dieu permettrait vainement à l'homme de lutter avec lui : ce dernier ne saurait interrompre le développement des lois éternelles. Il ne serait toujours puissant que pour activer, par sa résistance, l'intarissable enfantement des choses.
Il y a parmi les fables de l'Orient, l'histoire d'un enchanteur à qui Siva permit d'arrêter le cours de la Nature. En extase dans un antre, le fakir jetait ses charmes aux vents, aux forêts luxuriantes, aux fontaines et aux ruisseaux. —
« Endors-toi, disait-il, haleine de la terre ; arbres, ne croissez plus ; fleurs, tombez de vos corolles desséchées ; et vous, eaux dormantes ou capricieuses, rentrez, en la crevassant, dans le sein de la terre altérée. »
Et les arbres poussaient dans l'azur du ciel de plus opulents rameaux, et les vents agitaient plus puissamment la tête chevelue des bois, tandis que les plantes des rochers, comme pour narguer l'ennemi de la vie, serpentaient rapides, entrelaçant leurs inextricables replis à la gueule de la caverne. Siva, le Dieu destructeur, s'était joué du bramine ; car Siva ne détruit pas, il transforme. Rien ne péril : tout progresse et se renouvelle.
II.
Les réactions ont une logique fatale. Nous voyons aboutir à l'apothéose du sabre, les théories les plus arriérées des défenseurs, quand même, de l'exploitation capitaliste. Le de Maistre de nos jours, cet écrivain arrivant toujours à point nommé pour inventer un idéal de recul à l'usage des factions rétrogrades, c'est le joyeux auteur de l'Ere des Césars. Risible et douloureux spectacle !
Hommes de sens et de cœur, vous presserez vous en aveugles, en haine de ce qui fait vivre les peuples : la foi en eux-mêmes, dans les étables de l'absolutisme et de la théocratie ? Que pensez-vous ! Les éclatantes leçons d'un demi-siècle de luttes, quatre trônes brisés, la formule sacrée : Liberté, Égalité, acclamée dans le sang, dans les larmes de trois générations, tout cela n'aurait-il été à l'oreille des masses que comme les cymbales retentissantes à celle du cheval de guerre ? Singulière musique, conduisant le peuple aux grandes choses de son Illiade, pour semer de ses os tous les champs de bataille de l'Europe, et exalter, sans profit pour lui, l'enthousiasme libéral de la bourgeoisie ! Hécatombes inutiles de six raillions d'hommes ! Non. — La société, maîtresse d'elle-même par le suffrage universel, ne peut être vouée sans issue aux fluctuations stériles de la politique.
Voyez, dirons-nous avec les premiers chrétiens, nous ne sommes que d'hier et déjà nous remplissons votre monde. Gendarmes, philosophes à petits traités, jésuites commandités par les juifs, ne peuvent empêcher ce grand fait de se produire : en toute conscience, en tout esprit, le problème social se dresse inévitable. La masse des hommes travailleront-ils sans relâche au profit d'un petit nombre de leurs semblables, pour un salaire, incertain souvent et toujours réduit à la mesure des premiers besoins de la nature. La science économique a prononcé : le gain du producteur ne doit pas dépasser la somme indispensable pour la simple satisfaction des plus grossières nécessités de la vie. Riches, votre cœur d'accord avec votre raison, ne vous dit-il pas qu'une pareille doctrine est absurde, impie, opposée à tout développement de la sociabilité, de l'instruction et du bien-être généraux. Dans l'atelier humain, il ne peut plus y avoir des maîtres et des serviteurs, des suzerains et des vassaux. La société tend à se réorganiser, de façon que chaque homme n'ait droit qu'à la possession des fruits de ses œuvres. Travailler pour jouir, telle est l'universelle loi des êtres. Combattre par la ruse un mouvement pacifique et régénérateur, dont les oisifs, eux-mêmes, reconnaissent le principe pour légitime, n'est-ce donc pas lutter contre la Providence ? N'est-ce pas s'opposer à la mise en pratique de ce précepte de l'apôtre chrétien :
« Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ? »
La Révolution inachevée de 89, en affranchissant la bourgeoisie, a donné une dignité et une importance extraordinaires aux intermédiaires, plus ou moins parasites, établis entre le producteur et le consommateur. Subalternisés jadis, quelle que fût leur richesse, aux gens d'église ou d'épée, guides naturels de la société dans les organisations semi-barbares du Moyen Âge, les ordonnateurs du travail occupent, depuis soixante ans, en France, une position tacitement privilégiée, égale aux situations aristocratiques du passé. C'est sans doute une pensée progressive qui leur a permis de se faire place dans les rangs des débris de l'antique noblesse, et d'essayer à leur tour de fonder une monarchie, clef de voûte éphémère de la féodalité des écus. Mais les barons du capital doivent-ils conserver dans la hiérarchie des fonctions, la direction absolue des forces productives, et tenir sous leur joug la grande famille des travailleurs ? Celte tyrannie est involontaire de leur part, je le veux bien ; mais quoi de plus légitime aussi du côté des opprimés, que de chercher à sortir par une réorganisation économique, de leur état d'infériorité et de misère ?
L'Europe a vu disparaître l'esclavage, cette exploitation individuelle du plus grand nombre des travailleurs, réduits au rôle de machines fonctionnant au profit de quelques oligarques. Le servage, forme adoucie de ce vieil ordre de choses, a fait place lui-même à la société actuelle, à cette forme transitoire où les producteurs, industriels, artistes et savants, individuellement libres, et pour toujours, dans notre pays, membres du souverain dépendent cependant en masse des détenteurs du capital. Seuls maîtres de la Terre, seuls distributeurs de ses produits, seuls commanditeurs des travaux agricoles et industriels, les riches, sans se rendre compte à eux-mêmes de leur rôle, se trouvent avoir succédé, comme catégorie sociale, à la suzeraineté individuellement exercée jadis sur la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, par chacun des membres de la caste nobiliaire. Sous des formes nouvelles, le privilège a, jusqu'à ce jour, toujours reconstitué les mêmes abus. Les seigneurs, bardés de fer, détroussaient les voyageurs et rançonnaient les vilains. Le travail paie aujourd'hui la dîme au capital. La souveraineté du coffre-fort a remplacé celle du château-fort.
Après le siège soutenu depuis tant de siècles par la vieille bastille de la tyrannie contre l'éternelle insurrection du droit, — les bastions démolis de l'antique forteresse, ses murs en ruine, et les vieux ouvrages à jamais rasés de l'oppression politique, découvrent à tous les regards le sanctuaire vénéré du capital. Pour la défense de cette arche sacro-sainte, les heureux de tous les temps abritèrent leurs satisfactions égoïstes derrière les mythes politiques et religieux. Mais le règne de l'égalité a commencé en France, le sentiment religieux s'épure chaque jour. Il n'est donc plus possible de donner le change au peuple sur le but assigné à ses tendances et à ses efforts. Comment relever entre le monde nouveau qui commence et l'ancienne société agonisante, le rempart de la monarchie ? Pour protéger les abus du coffre-fort, les castels ne se dressent plus à la voix des Orphées de la réaction. Il manque pour cela trop de cordes à la lyre des thaumaturges royalistes.
III.
De ces prémisses, il serait insoutenable de conclure que la phase où la Révolution est entrée dans notre pays, par l'établissement nécessaire, définitif de la République, doive, en aucune manière, être marquée d'un caractère subversif et violent.
Tous les êtres, individuels et collectifs, sont soumis, dans leur développement, aux lois communes de la vie. Dans le corps social, comme dans les autres organismes, toute crise contrariée se résout en perturbations plus ou moins profondes. Mais les anarchies passagères, le débordement des passions montagnardes, sont toujours imputables à l'aveuglement des réactions. Aux contre-révolutionnaires de tous les temps, la responsabilité de ces périodes pendant lesquelles le Titan populaire, entravé dans sa marche ou couvert de liens dans son repos, se relève et se fraie brusquement une voie. Les nations n'ont pas toujours, envers les perfides, la patience dont Gulliver fit preuve à l'égard des Myrmidons qui l'enchaînaient.
Immense spectacle ! Que ne m'est-il permis de m'arrêter un moment devant ces forces mystérieuses, remuant, jusqu'au plus profond de ses couches, la France à jamais républicaine. Dans celte révolution latente de la pensée universelle, se condensent et se préparent les solutions de l'avenir. Le triomphe définitif de la démocratie destitue les castes gouvernantes et, avec elles, l'empirisme politique. La société, mise ainsi hors de page, n'a plus qu'à se révéler à elle-même et à s'imposer ensuite les lois perfectibles de son organisation. Voix du peuple, voix de Dieu, qui pourrait récuser tes décrets ! N'avons-nous pas vu s'écrouler, à peine échafaudé, tout établissement en opposition avec la résultante générale de l'instinct des masses, de l'expérience des âges et de la science des penseurs ? Ces derniers, eux-mêmes, que sont-ils d'ordinaire, sinon les interprètes plus ou moins puissants de l'idée de tous, cherchant à se reconnaître et à se préciser ? Dans le monde intellectuel, comme dans celui de la matière, en un sens absolu : tout est à tous, et l'acquisition par le travail est le seul fondement légitime du droit d'appropriation personnelle. Éminemment perfectible, l'Humanité est poussée par la loi de son espèce vers l'accomplissement de ses destinées. La Nature, qui fit l'abeille et la fourmi sociables et laborieuses, a aussi doué le genre humain d'un instinct commun, guide et règle de sa marche. À lui seul, avec la réalisation d'un idéal toujours plus pur, pour but, elle donna la faculté de se perfectionner sans cesse.
Cet idéal, ce but auquel nous avons foi, c'est la parfaite égalité des conditions. Les voiles tombent, entre cette utopie prétendue et la conscience de chacun. En tout esprit, avouée, caressée ou combattue, gît la conception de l'égalité sociale. La pensée religieuse change d'objet, et, poursuivant dans ce monde la justice jadis cherchée dans le ciel, elle exalte les déshérités, ou torture comme un remords les heureux d'ici-bas. J'attribuerais volontiers, à leur acquiescement en quelque sorte organique à certains articles de la foi nouvelle, autant qu'aux préoccupations d'une intelligente politique, les efforts tentés par une oligarchie séculaire pour soulager l'insondable plaie du prolétariat anglais.
Riches, à toute heure, les haillons de Lazare nous offusquent. Il crie, et les vitres des somptueuses demeures tremblent à l'écho de ses lamentations ! Tous les vents du siècle nous apportent ses plaintes. Nous ne sommes pas foncièrement durs. Bourgeois, nous proclamons tous, plus ou moins, la nécessité des réformes.
Nous sentons tous, à des degrés bien divers, malheureusement, qu'il faut répondre autrement que par le canon, aux requêtes incessantes du prolétariat. Que de fois ne nous sommes-nous demandé si chacun de nous ne serait pas comptable de la misère, de l'ignorance et de la perdition de ses frères déshérités, en ne travaillant pas de toutes ses forces à rétablir l'équilibre social depuis trop longtemps rompu contre eux ! O vous qui passez le soir avec vos filles, vos femmes et vos sœurs, dans les carrefours des grandes cités, si toujours vous jetâtes l'œil de l'indifférence ou du mépris sur l'étal ambulant de la prostitution, sur ces phalènes sans repos, flambant leurs pauvres ailes à tout désir ; si, à ce spectacle, la voix intérieure ne vous cria jamais : « Pauvre, qu'aurait pu devenir ta sœur, ta femme ou ta fille ? » — maudissez sans peur le Socialisme dont les aspirations vous seront toujours inconnues.
Mais il ne saurait en être ainsi. Vous proteste vous-mêmes, quoique au nom d'un faux principe et par des moyens insuffisants, contre les iniquités du vieux monde. Tous les gens de bien, parmi vous, entendent améliorer le sort du peuple ; d'autres se parent pour lui d'un beau zèle, s'évanouissant avec certaines nécessités politiques. Il en est, enfin, qui pensent rétablir à leur profit sur les masses, par le patronat charitable, une domination prête à leur échapper. Dernière illusion ! Ce patronat a fait son temps. Loin de nous de prétendre que la mission de la bienfaisance privée soit accomplie. Tant qu'il restera des larmes à sécher, des misères à soulager, il y aura pour l'individu des devoirs à accomplir, de secrètes satisfactions de conscience à ressentir dans l'exercice de la charité. Mais, au-dessus de ces saintes obligations, se place aujourd'hui pour les favorisés de la fortune, l'intérêt sanctionné par le devoir, de prendre part au travail collectif de l'émancipation du prolétariat. En donnant à ceux qui pâtissent le pain de l'âme et le pain du corps, il faut encore se donner soi-même à l'humanité et s'asseoir à l'agape commune.
Le Peuple aujourd'hui est à la fois l'architecte et l'ouvrier de son avenir. Croire le satisfaire avec l'aumône, quelque abondante qu'elle soit, des classes parvenues avant lui au haut bout de la table du banquet, c'est se méprendre étrangement sur le caractère de la révolution, c'est matérialiser ce qui est esprit et vie dans le mouvements actuel des masses. Aussi, tout en parlant beaucoup du sensualisme de ses théories, les adversaires du Socialisme n'opposent à ce besoin d'égalité, voix de Dieu même dans les âmes, que la doctrine d'une abrutissante résignation ou l'apaisement momentané des appétits. Pour des hommes se piquant de Christianisme, c'est continuer sans scrupule les traditions de Rome païenne, et jeter à la foule affamée de justice et de lumières, le pain avili du servage et les énervants spectacles de la superstition. Le bureau de charité et la sacristie ultramontaine, sous la sauvegarde de la gendarmerie, sont le panem et circenses de cette politique.
Combien différents se montrèrent les premiers Chrétiens ! L'histoire des temps apostoliques nous les représente unis dans la communauté de la foi et de la vie, Ils forment, au sein d'un monde dissous par l'égoïsme le plus abject, une société de frères agrandie peu à peu par la propagande de l'égalité pratique. Ce que nous devons imiter à notre tour de ces vieux confesseurs de la fraternité, c'est leur esprit de charité égalitaire. Comme eux, comme tous ceux qui, au travers des âges de douleur, transmirent de génération en génération l'inextinguible flambeau de la vérité, nous devons anéantir dans l'individu toute croyance aux supériorités sociales. Il faut s'attaquer sans relâche au vieux principe d'autorité, pour restaurer ce dogme sauveur sur sa base légitime : la Solidarité de tous. Là est toute la démocratie, là, tout le Socialisme ; et l'on comprendrait bien mal ces deux manifestations d'une même doctrine d'égalité, en ne voyant dans les masses que les vassaux éternels de la charité protectrice des privilégiés de la terre. Une conviction semblable est la marque la plus certaine d'un invincible esprit d'opposition à l'émancipation du peuple. C'est la justification de cet argument bien connu en faveur de l'esclavage : « les nègres sont plus heureux que nos paysans. » Triste sophisme des bravi de la plume vendus aux oppresseurs, contre lequel protesterait le plus pauvre journalier de nos campagnes, le plus famélique paria de nos manufactures.
À côté des conservateurs obstinés des errements du passé, il est des gens qui, tout en paraissant accéder au principe émancipateur de l'association, prônent et pratiquent exclusivement le système contraire ou le patronal de la charité individuelle, l'éternelle scission des classes. Condamnés à l'inconséquence par le conflit de leurs sentiments et de leurs opinions, ces hommes voudraient peut-être assurer à jamais, par un acquiescement apparent à l'idée d'égalité, la suprématie intellectuelle et gouvernementale de la bourgeoisie sur le prolétariat. Mais, tout en ne brisant pas la charte sociale du passé, tout en s'efforçant de continuer sous d'autres noms et d'autres formes, les vieilles exploitations, pour ne pas déchirer tout-à-fait le rôle socialiste imposé à leur hypocrisie par les nécessités du temps, les Pharisiens de la démocratie doivent s'incliner devant le principe de la solidarité. Entre ce principe et la charité, comme l'entendent les honnêtes vraiment dignes de ce nom, il y a tout un monde. Il y a toute la distance qui sépare les caisses d'épargne et l'hôpital, des associations de secours et des banques d'échange ; la bienfaisance protectrice du riche ou du puissant, de l'obéissance à cet axiome évangélique :
« Que le premier d'entre vous soit le serviteur de tous. »
Cette maxime du Christ prêtait aux commodes applications du mysticisme. Le roi de France, lavant chaque année, les pieds à douze pauvres dans la chapelle du château de Versailles, attestait par son abaissement même l'orgueilleuse élévation de son rang. Par l'égalité confessée dans le Ciel, le monarque consacrait la perpétuelle inégalité d'ici-bas. Compensation sublime, sans doute, mais à cette heure insuffisante 1 Aujourd'hui, la cité de Dieu est de ce monde et n'est plus renfermée dans l'Église ; ou plutôt, l'Église a envahi la société tout entière, appelée à devenir la grande assemblée où tous sont égaux, tous frères, où les services sont réciproques et les avantages mutuels.
Telle est la fin de la Révolution. Jusqu'à ce que les forces opposées à sa marche soient vaincues par le progrès, et que s'effaçant pour toujours, elles pactisent ou s'accordent avec le mouvement, la France, ballottée entre l'impuissance du passé et l'aspiration vers l'avenir, cherchera vainement la paix dans le règne de la force brutale et le culte du statu-quo. Mais il dépend de chacun, en prenant place dans les phalanges de l'égalité, de donner à la crise actuelle une issue amiable et pacifique.
Plût au ciel que le combat du Socialisme contre le vieux monde pût finir faute d'adversaires, si chacun de nous, acceptant comme providentielle l'ère de 1848, apportait à l'édification de l'avenir la pierre obscure de son dévouement ou le concours plus éclatant de ses richesses, de ses talents, de son influence ! Alors, sans doute, une douce lumière luirait dans les catacombes de ce Christianisme social, dont le peuple est le martyr et l'apôtre, et qui promet le bonheur de chacun par la paix réalisée entre tous. Quels trésors de pardon, quel baume dans les cœurs ulcérés, si la vierge de noble maison, se dérobant au foyer de l'opulence, venait s'asseoir à côté de l'humble fille, dont l'âme plus encore a soif de l'égalité, que le corps n'a faim du pain de chaque jour !… Là, est toute la Révolution ; et, faute d'amour ou d'intelligence l'étoile de Février peut se voiler encore sous les vapeurs de la haine et devenir le fanal des orages régénérateurs. Ange de la patrie, détourne de nous ce calice ! Embrase les cœurs froids, réchauffe les timides, et souffle au berceau des générations nouvelles, les paroles de la réconciliation !
Proclamons-le bien haut, avec tous les grands esprits de notre temps : la réalisation de l'égalité véritable est le terme accordé au progrès continu des peuples. Que l'association affranchisse le travailleur de l'exploitation du spéculateur et du capitaliste ; que, par suite, le droit de propriété soit réduit peu à peu à la faculté de consommer librement, de transmettre même à autrui, dans certaines limites, les produits accumulés de l'activité personnelle ; que le citoyen soit élevé, par l'instruction réelle, à la conscience de l'égale dignité des fonctions diverses dévolues à chacun des membres de la grande famille ; — et le principe de l'égalité des conditions se développe progressivement. De nouveaux rapports, fondés sur cette vérité désormais entrée dans le domaine de la foi commune, s'établissent entre les hommes graduellement régénérés. Un jour, dans moins d'un demi-siècle peut-être, si quelqu'un s'étonne de l'aveuglement des défenseurs du salariat en 1850, il se souviendra d'Aristote regardant l'esclavage comme le seul instrument possible de la production.
Que l'honnête capitaliste, que le commerçant intègre, envisagent avec calme la transformation du système industriel. Qu'ils favorisent de leur vieille expérience et de leur fortune, l'évolution économique du dix-neuvième siècle. Nul n'est assez fort pour s'opposer à l'affranchissement des prolétaires. Mais le capital peut être utile à cette œuvre, et s'assurer temporairement une équitable rémunération du concours par lui prêté au travail. Autant qu'il est possible de tracer l'organisation prochaine de la production, les exemples que nous avons sous les yeux nous permettent de prévoir les résultats de l'agitation présente. Les travailleurs, se groupant par grandes divisions industrielles, sortiront par leurs propres efforts de la position de salariés subalternes. Ils seront à la fois, pour leur compte, les directeurs, les commanditaires et les ouvriers de l'agriculture, de l'industrie et du commerce. Le capital, par des prêts intelligents, peut devenir un auxiliaire utile de ces associations. Mais le jour où celles-ci auront amorti toute dette portant intérêt, la révolution sera faite : l'échange aura tout-à-fait remplacé la spéculation, dans l'atelier et sur le marché nationaux. Les travailleurs échangeront entre eux leurs produits, valeur pour valeur, et, si je puis m'exprimer ainsi, selon le talion d'une parfaite équivalence.
Nous ne prétendons pas formuler un système d'organisation. Nous ne voulons que montrer ici, en exposant les moyens pratiques de la Révolution, ce qu'il y a, dans ce grand mouvement, de régulier, d'organique et d'irrésistible à la fois.
Va, peuple souverain, confesse bien haut tes croyances et produis tes actes au grand jour. Aux sceptiques, affirme par ton exemple. Montre-leur les œuvres de la solidarité, l'Association naissant du milieu des orages. Un géant rompt les liens qui l'accablent ; ses muscles se tendent, une vie plus intense se répand dans tout son être. C'est l'Humanité. Elle proteste, à la face des tyrannies expirantes, qu'elle aura raison de tout obstacle opposé à son infini développement.
IV.
Nous avons parlé d'abondance de cœur. J'ai cru ; j'ai voulu donner ma foi. Et maintenant, vous tous qui partagez avec moi les jouissances d'une civilisation avancée, mais avare de ses faveurs ; vous qui possédez des biens dont tant de nos semblables sont privés ; mettrezvous vos mains et vos cœurs à l'œuvre de notre âge ? Les fruits de ce saint labeur peuvent être bien doux pour vous. Si vos intérêts sainement entendus ne vous faisaient pas une loi de travailler à assimiler les uns aux autres, au bénéfice de la paix générale, les divers éléments sociaux, les pures satisfactions de la conscience et de la reconnaissance publique vous récompenseraient seules, d'avoir embrassé fermement la cause du progrès. Que sont les épines du sacrifice dans la couronne promise au dévouement ! Au terme des combats de la vie, l'homme de bien se réjouit de finir, avec sa dernière journée, sa tâche accomplie jusqu'au bout.
• Wikipédia : Albert Castelnau
• Cimetière protestant de Montpellier : Albert Castelnau
• Assemblée nationale : Albert Castelnau (élu du 2 juillet 1871 au 6 octobre 1877, jour de son décès)
• Aux riches (1851)
• La question religieuse (1861)
• Zanzara, la Renaissance en Italie (1860) : I & II
• Simplice, ou Les zigzags d'un bachelier (1866) poème humoristique
• Les Médicis (1879) : I & II
• Sonnets historiques (1873)