Dans un de ces charmants discours, dont il a le secret, M. le professeur Gide, vous a adressé l'année dernière, dans une solennité semblable, quelques-unes de ces spirituelles paroles, où la science de l'économiste s'allient aux aspirations d'un cœur tout vibrant au contact des misères humaines. C'est que notre compatriote, a étudié et connait cette triste armée de la douleur et que, plus que personne il sait prêter son concours aux diverses formes que revêt la charité, pour soulager la souffrance. Si je me trouve aujourd'hui à cette place, lui succédant dans la présidence éphémère de cette fête de vos asiles, je n'ai pour m'en faire excuser que l'amour profond que je porte depuis longtemps à votre œuvre et un peu, peut-être la pratique des établissements de bienfaisance qui exercent pour ceux qui s'en approchent, une attraction impérieuse, à laquelle on ne peut plus se soustraire. Cette attraction n'est pas particulière à notre époque, elle ne date pas d'hier. Depuis des siècles, depuis les premiers chrétiens qui consacraient leur vie à secourir ou à soigner leurs frères malheureux jusqu'à saint Vincent de Paul, Georges Muller, l'abbé de l'Épée, John Bost, tous comme le solitaire de la Chesnaye se sont écriés :
« En passant sur cette terre comme nous y passons tous, pauvres voyageurs d'un jour, j'ai entendu de grands cris. J'ai ouvert les yeux et mes yeux ont vu des souffrances inouïes et des douleurs sans nombres. » [1]
Comme eux aussi, vous avez entendu de grands cris, vous avez ouvert les yeux et le meilleur de vos forces a été dès lors consacré, et sans relâche,à atténuer les souffrances ou à les calmer. Votre tâche est belle entre toutes, car au bien que vous faites, s'ajoute le privilège envié de vous trouver à la tête de la plus belle œuvre du protestantisme français.
Un des plus grands chirurgiens du siècle dernier, Tenon, disait dans son Mémoire sur les hôpitaux de Paris, qu'ils étaient « en quelque sorte la mesure de la civilisation d'un peuple ; qu'ils sont plus appropriés à ses besoins et mieux tenus à proportion de ce qu'il est plus rassemblé, plus humain, et plus instruit. » [2] Dieu veuille que ce bel ensemble des établissements que nous avons devant nos yeux marque lui aussi, de mieux en mieux le progrès moral de notre famille protestante ; qu'à les contempler nous soyons fiers de lui appartenir et qu'il nous vienne au cœur, avec le sentiment de notre responsabilité, le bon désir de vous aider à agrandir, à améliorer, à vous mettre à même, en un mot, de pouvoir rendre toujours mieux les services que l'on réclame et que l'on attend de vous.
Je sais bien que quelques esprits très sages, trouveront peut-être que ce qui existe est déjà suffisant, qu'il ne faut pas essayer de toujours mieux faire et qu'il est un moment où l'on a le droit de se reposer en maintenant ce qui est acquis.
Je ne le crois pas, pour ma part et au risque de me faire un peu blâmer par quelques uns de ceux qui veulent bien m'écouter aujourd'hui je vous dirai que le bien que vous faîtes chaque jour appelle le mieux pour le lendemain et que votre devise doit toujours être celle de John Bost lui-même : « De bien en mieux. »
C'est du reste ce qu'il avait compris lorsque en 1844 pasteur ici-même, il recueillait dans le presbytère de son village, deux pauvres enfants auxquels il donna une petite chambre et qui devint bientôt le berceau de la Famille. Plus tard, il rêva ces maisons distinctes qui, comme les mailles d'un grand et bienfaisant réseau enlacent les infortunes les plus douloureuses, les plus incurables, et aussi les plus rebutantes et c'est pour cela qu'il a créé successivement et séparément ces neuf asiles qui servent aujourd'hui de refuge à cette grande armée, d'enfants orphelins, de paralytiques, de sourds et muets, sans oublier cette petite famille si intéressante et si mélancolique de vieilles femmes et de vieilles filles usées par le combat de la vie.
John Bost avait compris avant l'heure, ce qui est aujourd'hui de rigueur dans nos établissements hospitaliers, c'est qu'il faut à tout prix isoler les catégories de malades suivant leur genre d'affections et que c'est le seul moyen d'éviter une promiscuité qui rendrait d'autant plus contagieuses, les misères de ceux qui en sont atteints. Il savait déjà que les douleurs physiques, comme les douleurs morales ont besoin de vivre dans des édifices séparés, baignés d'air et de lumière où la propreté la plus méticuleuse s'allie à une certaine coquetterie ; que la verdure, les fleurs, les grands arbres, une belle vue deviennent l'adjuvat indispensable d'une médication rationnelle.
Vous avez eu, Messieurs, le grand privilège de continuer l'œuvre de John Bost, et depuis seize ans vous n'avez cessé de marcher en avant. Vous avez suivi le programme tracé par votre devancier et aidés de la sympathie chrétienne, dont vous êtes certains, vous vous efforcez de réaliser toujours plus fidèlement l'idéal que vous vous étiez fixé.
Vous ne vous êtes point arrêtés à vous demander avec certaines écoles économistes quels sont pour notre société, les résultats pratiques des soins que vous dispensez aux déshérités. Loin d'obéir à ces considérations utilitaires vous avez pris votre mot d'ordre auprès de votre Sauveur, de ce Sauveur qui nous a commandé de protéger tous les faibles, d'entourer de notre amour tous les abandonnés, de soutenir tous tes orphelins. Et s'il vous arrive de faire du bien, si vous avez la douceur de conserver à une mère l'enfant qu'elle chérit en raison même de sa souffrance et de sa faiblesse ; si vous avez eu la joie de voir éclore un sourire sur des lèvres pâles, qui jusqu'alors ne s'étaient entrouvertes que pour gémir, si votre tendresse, votre amour ont eu le divin pouvoir d'allumer dans des yeux éteints une lueur de tendresse et d'amour, oh alors bénissez Celui qui, vous ayant aimé le premier, vous a appris à aimer. Héritiers du Christ Consolateur,vous le bénirez encore de ce qu'il vous a choisis pour être dans ce triste monde les continuateurs de son œuvre de Miséricorde. N'est-ce pas sous l'influence de ces sentiments que vous agissez, serviteurs de ces Asiles à quelque degré de la hiérarchie que vous apparteniez ?
Que votre exemple soit donc suivi et si nous qui sommes ici, n'avons pas comme vous la privilège de servir Dieu immédiatement à vos côtés, s'Il nous a assigné une place plus modeste, plus effacée en nous confiant le devoir seul d'encourager et de soutenir vos efforts, comptez sur notre appui. Nos cœurs battent à l'unisson des vôtres, nos mains cherchent vos mains, nous nous sentons unis contre le mal, ligués avec vous pour le bien et si vous, voulez bien nous accepter comme auxiliaires, à nous de vous apporter un peu de notre argent avec nos cœurs, heureux d'être ainsi de loin associés à vos sacrifices et à recueillir après vous quelque chose de l'approbation d'un Maître qui nous compta jusqu'au simple verre d'eau donné en son nom. Mais je ne veux pas finit sans dire adieu à tous ces habitants de Laforce qui nous ont si fraternellement accueillis. Je ne ceux pas que quelques-unes de ces orphelines qui vont bientôt poursuivre leur tâche dans ce monde, vous quittent sans que nous aussi nous leur ayons dit : Bon courage !
Plusieurs de leurs compagnes bien loin d'elles aujourd'hui, sont cependant par la pensée et par leur cœur au milieu de nous. Elles se reportent au temps où elles aussi partageaient vos belles fêtes et deux d'entre elles placées en Angleterre, m'écrivaient hier encore, combien eut été grand le bonheur de venir vous revoir. C'est qu'en partant d'ici, elles avaient laissé leur véritable famille, celle qui les avait le plus aimée et à laquelle elles avaient donné tout leur cœur. Gardez donc toujours précieux le souvenir de tous ceux qui vous ont entourées,et lorsque plus tard vous aurez vos tribulations — et qui n'en a pas ? — N'oubliez pas ce beau jour,le bien que vous en aurez reçu, les paroles chrétiennes entendues ce matin et surtout ceux qui ne cesseront de vous aimer.
Et enfin, pour vous, qui après avoir accompli votre tâche, venez chercher un peu de repos et qui souvent lasses, parfois infirmes, regrettez ce passé, dont vous évoquez le charme quelque dur, qu'il ait été pour vous Bon courage aussi !
Votre œuvre n'est pas finie, vous avez encore le pouvoir de faire un peu de bien. Regardez autour de vous ces enfants qui cherchent un sourire, ces mains paralysées qui recherchent les vôtres. Souriez-leur, pressez ces mains dans les vôtres, réchauffez ces pauvres cœurs et alors, avec le sentiment de n'être point inutiles, vous reprendrez courage et heureuses des joies que vous aurez semées autour de vous, vous aurez conscience d'avoir suivi un des deux grands commandements que le Christ nous a laissé : Celui d'avoir un peu aimé notre prochain comme nous-mêmes.
Notes :
Alphonse Tissié est le petit-fils d'André Tissié, époux de Fanny Sarrus, et fondateur de la banque Tissié-Sarrus.
Son père, Louis Tissié, est banquier et peintre.
Sa sœur, Suzanne Tissié, épouse, en 1867, Marc Bazille, le frère du peintre Frédéric Bazille. Elle figure, avec son mari, sur la Réunion de famille.
Sa fille, Pauline Tissié, épouse, en 1899 l'architecte Edmond Leenhardt.
Frédéric Bazille réalise le portrait d'Alphonse Tissié en 1868 en uniforme de cuirassier. Il est entré en 1865 à l'école de cavalerie de Saumur. Lieutenant de dragons, il abandonne sa carrière militaire en 1874, se marie, et reprend la banque familiale.
La banque Tissié-Sarrus est rachetée en 1921 par la Banque nationale de crédit (aujourd'hui BNP Paribas).
Alphonse Tissié
par Frédéric Bazille
(1867)
Réunion de famille
par Frédéric Bazille
Suzanne Tissié & Marc Bazille
(1867, détail)
1- Le solitaire de la Chesnaye : il s'agit de Félicité Lamennais, la citation constitue les premières ligne du Livre du peuple (1837).
2- Lire Mémoires sur les hôpitaux de Paris par Jacques Tenon (1816)
Voir Wikipédia : Jacques Tenon (1724-1816)
→ John Bost : index des documents
→ portraits de John Bost : photographies & gravures
→ Asiles de Laforce en 1878 : liste des bâtiments & résidents